Bonnemort

De son vrai nom Vincent Maheu. Petit-fils de Guillaume, fils de Nicolas, père de Toussaint. Il a aujourd’hui cinquante-huit ans et n’en avait pas huit lorsqu’il est descendu dans la mine. Il a été d’abord galibot, puis hercheur quand il a eu la force de rouler, puis haveur jusqu’à dix-huit ans ; ensuite, à cause de ses jambes, on l’a mis de la coupe à terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu’au moment où l’on a dû le sortir du fond, parce que le médecin a dit qu’il allait y rester. Alors, après quarante-cinq années de mine, on a fait de lui un charretier, il travaille de nuit depuis cinq ans à la fosse du Voreux et gagne quarante sous ; encore deux ans, et il pourra prétendre à une pension de cent quatre-vingts francs. C’est Guillaume, son grand-père, qui a découvert à Réquillart une mine de charbon gras; son père, deux de ses oncles, trois de ses frères, plus tard, y ont laissé leur peau; son fils Toussaint y crève maintenant, et ses petits-fils, et tout son monde. Cent six ans d’abatage dans la famille, les mioches après les vieux, pour le même patron. Lui, on l’a retiré trois fois de la mine en morceaux, une fois avec tout le poil roussi une autre avec de la terre jusque dans le gésier, la troisième avec le ventre gonflé d’eau comme une grenouille ; alors comme il tic voulait pas crever, on l’a appelé Bonnemort, pour rire [8].

Vêtu d’un tricot de laine violette, coiffé d’une casquette et poil de lapin, il est petit, il a une grosse tète, aux cheveu blancs et rares, un cou énorme, les mollets et les talons et dehors, avec de longs bras dont les mains carrées tombent ses genoux; sa face plate, d’une pâleur livide, maculée de taches bleuâtres, semble tatouée de houille, et, comme il es atteint d’une bronchite noire, il a l’air de cracher une boue de charbon, le charbon de la mine qui lui est resté dans la carcasse [9]. Bonnement n’a plus qu’un ami, un vieux de son temps, le père Mouque: les deux anciens passent tous les jours une demi-heure ensemble, ils ne parlent guère, échangent à peine dix paroles, tuais cela les égaye d’être ainsi, de songer à de vieilles choses, qu’ils remâchent en commun, sans avoir besoin d’en causer [141.]

Les rhumatismes de Bonnement se changent peu à peu en hydropisie, il devient impotent, il revoit sa jeunesse, les anciennes grèves où l’on se réunissait dans la forêt de Vandame et qui aboutissaient toujours aux mêmes défaites, quand les soldats du roi arrivaient avec leurs fusils; il ne croit pas que le sort des mineurs puisse être jamais amélioré, ça n’a jamais bien marché, ça ne marchera jamais bien [323]. Après avoir vécu en brave homme, en brute obéissante, contraire aux idées nouvelles, il n’a une inconsciente révolte que le jour de l’émeute de Montsou ; ivre de faim, sorti brusquement de sa longue résignation d’un demi-siècle, ce vieil infirme qui, jadis, a sauvé de la mort une douzaine de camarades, risquant ses os dans le grisou et dans les éboulements, cède à une subite poussée de rancune et tente obscurément d’étrangler Cécile Grégoire [408]. Un peu plus tard, an Voreux, le jour de la tuerie, il voit les siens massacrés par la troupe; devant ce spectacle tragique il croule, sa canne en morceaux, abattu comme un vieil arbre foudroyé [495] et, dès lors, le père Bonnement a quelque chose de cassé dans la cervelle ; il vit cloué sur une chaise, devant la cheminée froide, il regarde les gens d’un air imbécile, ses yeux larges et fixes ne clignent plus, et c’est eux qui, un jour, au souvenir des terribles scènes de Montsou, fascinent Cécile et la jettent, tremblante, sous les ‘gros doigts du vieillard, brusquement acharnés au meurtre [553]. (Germinal.)