Chaîne

— Le compagnon du sculpteur Mahoudeau. C’est un gros garçon égaré dans la peinture. On reconnaît un paysan à ses allures lentes, à son cou de taureau, hâlé, durci, en cuir; seul, le front se voit, bombé d’entêtement, car son nez est si court qu’il disparaît entre les joues rouges, et une barbe dure cache ses fortes mâchoires. Chaîne est de Saint-Firmin, à deux lieues de Plassans, un village où il a gardé les troupeaux jusqu’à son tirage au sort. Son malheur est né de l’enthousiasme d’un bourgeois du voisinage, pour les pommes de canne qu’il sculptait avec son couteau, dans les racines; dès lors, devenu le pâtre de génie, le grand homme en herbe du bourgeois amateur, adulé, détraqué d’espérances, il a tout manqué successivement, les études, les concours, la pension de la ville ; par une imbécillité dernière, les conseils de son protecteur l’ont jeté dans la peinture, malgré le goût véritable qu’il montrait à tailler le bois.

Très sûr de sa valeur, confiant dans le succès promis, il est parti pour Paris avec sa part anticipée d’héritage, mille francs, qui doivent suffire à le faire vivre un an, délai suffisant, croit-il, pour devenir un grand homme. Les mille francs ont duré dix-huit mois, puis, à ses derniers vingt francs, il s’est mis en ménage avec son compatriote Mahoudeau, dormant tous les deux dans le même lit, au fond d’une arrière-boutique sombre de la rue du Cherche-Midi, coupant l’un après l’autre au même pain, du pain dont ils achètent une provision quinze jours d’avance, pour qu’il soit plus dur et qu’on n’en puisse manger beaucoup. Chaîne peint en maçon, gâchant les couleurs, réussissant à rendre boueuses les plus claires et les plus vibrantes; mais son triomphe est l’exactitude dans la gaucherie, il a les minuties naïves d’un primitif, le souci du petit détail, où se complaît l’enfance de son être, à peine dégagé de la terre. Sa première œuvre est le poêle de Mahoudeau, un poêle sec et précis, d’un ton lugubre de vase, avec une perspective de guingois [81]. Il expose ensuite au Salon des Refusés un Christ pardonnant à la femme adultère, de sèches figures qui paraissent en bois, d’une charpente osseuse violaçant la peau, et peintes avec de la boue [158]. Il fait pl as tard au Louvre la copie d’un Mantegna, rendu avec une sécheresse d’exactitude extraordinaire [224]. Devant les compliments obligeants de Claude Lantier et de Sandoz, il a dans sa barbe un rire silencieux de gloire, qui lui éclaire la face comme d’un coup de soleil; il a des : « Bien sûr! » qui disent sa foi tranquille et sa vanité.

La commune possession de Mathilde Jabouille amène un refroidissement entre Chaîne et Mahoudeau; les deux hommes Couchent toujours ensemble, mais ils ont cessé de se parler, n’échangeant que les mois indispensables, qu’ils écrivent au fusain sur le mur de l’atelier: « Je vais acheter du tabac, remets du charbon dans le Poêle », ou : « Donne-moi le tabac que tu as fourré dans ta poche » Comme la fortune se fait attendre, Chaîne se lance dans un petit négoce qui doit lui permettre d’achever ses études ; il se, fait envoyer

de l’huile d’olive de son village, puis il bat le pavé, Il place le produit dans les riches familles provençales qui ont des positions à Paris ; mais, trop rustre, il finit par se faire mettre à la porte de partout, et une jatte d’huile lui reste, une jatte dont personne ne veut, qu’on laisse dans le coin de la boutique, et où les deux hommes trempent leur pain, les jours où ils en ont [224].

Plus tard, le désespoir de ne pas vivre de ses pinceaux jette Chaîne dans une aventure commerciale; il fait les foires de la banlieue de Paris, tenant un jeu de tournevire pour le compte, d’une veuve [292]. Ou le retrouve longtemps après à la porte de Clignancourt, où se tient une fête perpétuelle ; il trône au milieu d’une vaste et riche baraque, très ornée, où sont pendus comme en un tabernacle, ses trois chefs-d’œuvre d’autrefois: le poêle minutieux, le Christ de pain d’épice, le Mantegna qui a l’air d’une image d’Épinal décolorée, et le soir, aux lumières, quand les tournevires ronflent et rayonnent comme des astres, rien n’est plus beau que ces peintures, dans la pourpre saignaitte des étoffes. Chaîne est là, Lès calme, sans orgueil ni honte de sa boutique, n’ayant pas vieilli, niais malheureux au fond, car il n’a jamais mis soit talent en doute, sa conviction est que, s’il avait eu de l’argent, il serait arrivé comme les autres. Il a lâché la partie, parce qu’elle ne nourrit pas son homme, mais Il reste absolument persuadé que, pour faire les chefs-d’œuvre du Louvre, on n’a besoin que de temps [419]. (L’Œuvre.)