Jules Delaherche

— Mari de Gilberte de Vineuil, en premières noces madame Maginot. Un des principaux fabricants de drap de Sedan. Possède rue Maqua, presque au coin de la rue au Beurre, une fabrique monumentale construite au XVIIIe siècle et qui, depuis cent soixante ans, n’est point sortie de la famille. Trois générations de Delaherche ont fait là des fortunes considérables. Le père du propriétaire actuel, ayant hérité des biens d’un cousin, mort sans enfant, c’est maintenant la branche cadette qui trône. Jules, marié à une femme maussade et maigre, a été tenu par sa mère dans une dépendance de grand garçon sage. Puis, devenu veuf à l’âge mûr, il s’est, par une révolte de la nature, amouraché d’une jeune veuve de Charleville, la jolie Gilberte Maginot et l’a épousée, dans l’automne de 1869, malgré l’opposition maternelle. Gilberte est la nièce du colonel de Vineuil, en passe de devenir général, et cette parenté, cette idée qu’il entrait dans une famille militaire, a beaucoup flatté le fabricant de drap [181].

Gros et grand, le teint coloré, le nez fort, les lèvres épaisses, Delaherche est de tempérament expansif; il a la curiosité gaie du bourgeois français qui aime les beaux défilés de troupes; à la ferme de Baybel, pendant qu’on se battait à Beaumont, il a vu l’empereur souffrant de la dysenterie, affaissé sur un pliant, ayant l’air d’un petit rentier qui chauffe ses douleurs au soleil [185]. L’empereur a failli lui parler, il en est fier. Bonapartiste ardent au moment du plébiscite, s’il consent à avouer depuis les premières défaites qu’on a commis des fautes, il plaint surtout Napoléon III et attribue nos désastres aux députés républicains de l’opposition, qui ont entravé l’organisation militaire [186].

Deux jours après, le ler septembre, sur la route de Balan, il croise l’empereur à cheval, allant à son destin, d’une allure silencieuse et morne, et cherchant inutilement la mort [221]. Dès ce moment, Delaherche a pressenti le désastre qui menace Sedan; il commence à trembler pour sa fabrique [271]. Armé d’une forte longue-vue, il a, du haut de sa terrasse, remarqué sur les coteaux de la Marfée, le roi Guillaume, l’air sec et mince, à l’uniforme sans éclat, à peine haut comme la moitié du doigt, un de ces minuscules soldats de plomb des jouets d’enfant, et cet infiniment petit, dont la face, grosse comme une lentille, ne mettait qu’un point blême sous le vaste ciel bleu, constatait la marche mathématique, inexorable de ses armées, refermant pas à pas, autour de Sedan, leur muraille d’hommes et de canons [274].

Delaherche éprouve une joie involontaire devant l’ordre de hisser le drapeau blanc sur la citadelle, ce plaisir lui parait d’abord antipatriotique, puis la peur l’emporte, il s’exaspère bientôt devant le feu qui redouble [342]. Sa ferveur bonapartiste s’est refroidie singulièrement ; dans un coin de la sous-préfecture, il assiste sans trouble à l’agonie de l’empereur, frappé au cœur par celte bataille qu’on ne peut arrêter, défaillant dans le tonnerre continu de la canonnade, atterré devant toutes ces vies humaines fauchées par sa faute [349]. Le fabricant rayonne enfin, car la capitulation est chose faite, il reprend son aplomb de riche industriel, sa bonhomie de patron aimant la popularité, sévère seulement à l’insuccès; l’empereur l’a bien trompé. Et pendant que Napoléon III traîne sa misère sur la route de Donchery, dans une pauvre maison de tisserands, où Bismarck l’amuse pour retarder son entrevue avec le roi de Prusse, Delaherche ne plaint même plus celui qui va devenir l’homme de Sedan, il le charge de toutes les iniquités [402].

Plus tard, les amertumes de l’occupation sont heureusement adoucies pour le mari de Gilberte, grâce à un capitaine de la landwehr, M. de Gartlauben, qui loge chez lui et finit par devenir un ami véritable. Ce sont des soirées charmantes, où Delaherche traite Gambetta de fou furieux. Il veut ardemment la paix.; comme toute l’ancienne bourgeoisie plébiscitaire et conservatrice, il éprouve une sourde rancune contre Paris qui s’entête dans sa résistance ; M. Thiers est devenu son homme [560]. (La Débâcle.)