Henri Fagerolles

— Fils du fabricant de zinc d’art. A poussé dans le petit logement paternel, en vraie plante du pavé parisien, au bord du trottoir mangé par les roues, trempé par le ruisseau, en face d’une boutique à images, d’un tripier et d’un coiffeur [74]. C’est un garçon mince et pâle, dont la figure de fille est éclairée par des yeux gris, d’une câlinerie moqueuse, où passent des éclairs d’acier. Il affecte des airs de casseur et de voyou. Élève de l’École des Beaux-Arts, mais affilié à Claude Lantier, à Pierre Sandoz et à leur bande, il amuse ses amis révolutionnaires en leur racontant des histoires désobligeantes sur les bonzes de l’École; il se fait adorer par sa continuelle lâcheté de gamin flatteur et débineur [91]. Subissant l’influence de Claude, il ne parle que de peinture grasse et solide, que de morceaux de nature, jetés sur la toile, vivants, grouillants, tels qu’ils sont; mais il continue de peindre avec une adresse d’escamoteur et, dans d’autres milieux, il blague les peintres du plein air, en les accusant d’empaler leurs études avec une cuiller à pot [100]. Très malin, il n’expose pas, de peur de mécontenter ses maîtres; il tape sur le Salon, un bazar infect où la bonne peinture tourne à l’aigre avec la mauvaise, et en secret il rêve le prix de Rome, qu’il plaisante d’ailleurs comme le reste [103].

L’ambition opère une transformation en lui, le terrible farceur qu’il est n’affecte plus autant des allures relâchées, il est déjà correctement vêtu, toujours d’une moquerie à mordre le monde, mais les lèvres désormais pincées en une moue sérieuse de garçon qui veut arriver [154]. Devant le Plein Air de Claude Lantier, il a longuement étudié un public mis en révolte par la rude franchise de l’artiste; avec son flair de Parisien et sa conscience souple de gaillard adroit, il s’est rendu compte du malentendu et il a senti vaguement ce qu’il faudrait pour que cette peinture fit la conquête de tous, quelques tricheries peut-être, des atténuations, un arrangement du sujet, un adoucissement de la facture [165]. Après avoir raté le prix de Rome, il expose une actrice devant sa glace, faisant sa figure, une peinture qui joue l’audace de la vie, sans une seule qualité originale, et qui a du succès, car les bourgeois aiment qu’on les chatouille, en ayant l’air de les bousculer [214]. Une reproduction gravée de ce tableau a un grand succès [242].

Très élégant maintenant, pincé dans des vêtements de coupe anglaise, Fagerolles a une tenue d’homme de cercle, relevée par la pointe de débraillé artiste qu’il garde. Il joue l’homme excédé par le succès naissant. C’est toujours la même figure inquiétante de gueuse, mais un certain arrangement des cheveux, la coupe de la barbe, lui donnent une gravité. Peu à peu, il se sépare de la bande, fréquentant tous les lieux de publicité ou se nouent des connaissances utiles; il sait mettre les femmes de deux ou trois salons dans sa chance, non pas en mâle brutal comme son ami Jory, mais eu vicieux supérieur à ses passions, en simple chatouilleur de baronnes sur le retour [256]. Dès lors, tambouriné, affiché, célébré, en marche pour toutes les fortunes et tous les honneurs, il bénéficie de la haine qu’on éprouve pour ses amis ; on comble d’éloges ses toiles adoucies, pour achever de tuer leurs œuvres obstinément violentes. Son beau renom est mis en valeur par le marchand de tableaux Naudet. Celui-ci l’installe avenue de Villiers, dans un petit hôtel renaissance, un vrai bijou de fille, plein d’un luxe magnifique et bizarre [361].

Décoré, exigeant dix mille francs d’un portrait, accaparé par Naudet qui ne lâche pas un de ses tableaux à moins de vingt, trente ou quarante mille francs, le peintre vit en pleine gloire; pourtant, ce luxe étalé sent la dette, tout l’argent gagné comme à la Bourse, dans des coups de hausse, file entre les doigts, se dépense sans qu’on en retrouve la trace. Fagerolles ne compte pas, ne s’inquiète pas, fort de l’espoir de vendre toujours de plus en plus cher, glorieux de la grande situation qu’il prend dans l’art contemporain [361]. Il se laisse manger par Irma Bécot, la gamine d’autrefois, l’enfant du même trottoir que lui, parvenue à lu gloire par un autre moyen et qui possède, de l’autre côté de l’avenue, un hôtel princier [360]. Elu du jury, le quinzième sur quarante, de cinq places avant le maître peintre Bongrand, il expose Un Déjeuner, qui est l’impudent démarquage du Plein Air, de Chauds Lantier, avec la même note blonde, la même formule d’art, mais adoucie, truquée, gâtée, d’une élégance d’épidémie, arrangée avec une adresse infinie pour les satisfactions basses du public [385]. Et dans son apothéose, caprice nerveux du grand Paris détraqué [392], fortune d’une saison qui s’effondrera bientôt dans la débâcle de Naudet [444], Fagerolles se donne le luxe de se montrer serviable envers Claude Lantier, le maître inavoué de sa jeunesse, celui qui l’a marqué à jamais de son influence, et dont le muet dédain suffit toujours à le gêner, il fait recevoir par charité un tableau de Claude, l’Enfant mort, qu’on n’aperçoit même pas, dans le dépotoir où il est relégué, tandis que la foule, conquise par l’habite Fagerolles, s’étouffe, extasiée, devant sa peinture bien parisienne [386]. (L’Œuvre.)