Léon Grégoire

— Arrière-petit-fils d’Honoré Grégoire. Après trois générations, c’est lui qui bénéficie, dans une progression stupéfiante, du placement timide et inquiet de son bisaïeul. Ces pauvres dix mille francs du denier de Montsou grossissent, s’élargissent avec la prospérité de la Compagnie. En 1820, ils rapportent cent pour cent, dix mille francs. En 1844. ils en produisent vingt mille; en 1850, quarante mille. Il y a deux ans enfin, le dividende est monté au chiffre prodigieux de cinquante mille francs ; la valeur du denier, coté à la Bourse de Lille un million, a centuplé en un siècle. Aussi, malgré quelques fluctuations dues à une crise industrielle, les Grégoire ont-ils maintenant une foi obstinée en leur mine; à cette croyance religieuse se mêle une profonde gratitude pour une valeur qui, depuis un siècle, nourrit la famille à ne rien faire ; c’est comme une divinité à eux, que leur égoïsme entoure d’un culte, la bienfaitrice du foyer, ils n’ambitionnent aucune spéculation, préférant voir le million du denier dans la terre, d’où un peuple de mineurs, des générations d’affamés l’extraient pour eux, un peu chaque jour, selon leurs besoins [85].

Léon Grégoire est rose pour ses soixante ans, il a de grands traits honnêtes et bons, dans la neige de ses cheveux bouclés; chaque matin, il aime à donner un coup d’œil à la Piolaine, qui n’est pas assez grande pour lui causer des soucis, et dont il tire tous les bonheurs du propriétaire [81]. Douillettement heureux entre sa femme et sa fille Cécile, il a des sursauts indignés en présence des familles trop nombreuses, il demande pourquoi les mineurs ont tant de petits, et ce rentier bien portant reste rêveur devant la Maheude et ses enfants pitoyables, avec leur chair de cire, leurs cheveux décolorés, la dégénérescence qui les rapetisse, rongés d’anémie, d’une laideur triste de meurt-de-faim. Dans son coin de bonheur bourgeois, à l’air alourdi de bien-être, M. Grégoire trouve que les mineurs ne sont guère sages, puisque au lieu de mettre des sous de côté, ils boivent, font des dettes et finissent par n’avoir plus de quoi nourrir leur famille [102]. El on le met hors de lui, lorsqu’on assimile sa fortune à de l’argent volé; est-ce que son bisaïeul n’a pas gagné, et durement, la somme placée autrefois? [234].

Il s’étonne qu’il n’y ait pas des lois pour défendre aux ouvriers de quitter le travail [250]. La grève, en somme, ne l’inquiète pas, il hausse les épaules d’un air placide, il a une entière confiance dans la résignation séculaire des charbonniers [395]. Devant le torrent humain qui bal .les maisons bourgeoises de Montsou, il se refuse à admettre un danger quelconque; les grévistes n’ont pas de malice, au fond; lorsqu’ils auront bien crié, ils iront souper avec plus d’appétit. Une vague compréhension ne lui vient que devant sa fille brutalisée et sa maison attaquée d’un coup de pierre; c’est donc vrai que ces gens lui en veulent parce qu’il vit en brave homme de leur travail [410], c’est donc vrai qu’ils méconnaissent son esprit charitable, qu’ils oublient les aumônes en nature, les vêtements chauds qu’il distribue l’hiver pour faire la part du pauvre !

Mais il rie leur garde pas rancune. Après la grève, il tient à affirmer la largeur de ses vues, son désir d’oubli et de conciliation; avec sa femme et sa fille, il va secourir les Maheu, une famille de fortes têtes, où plusieurs sont morts, le père d’une balle tirée par un soldai, le fils aîné d’un coup de grisou, la fille Catherine dans une catastrophe qui l’a ensevelie vivante sous la terre, une lamentable famille où la petite Alzire est morte de faim, où Jeanlin est sorti boiteux d’un éboulement, où la mère tragique, enfin, restée seule avec trois petits et le grand-père infirme, va être à quarante ans forcée d’aller chercher les trente sous du pain quotidien dans l’enfer de la mine. Les Grégoire donnent aux Maheu un pot-au-feu et deux bouteilles de vin; ils ont aussi pensé au père Bonnemort qui ne peut plus se mouvoir, ils lui apportent une paire de souliers. Mais voici que, dans un coup de démence, le plus vieux des Maheu, hébété par sa longue misère d’un demi-siècle, étrangle de ses grosses mains froides et noueuses l’héritière des Grégoire, la florissante Cécile que ses heureux parents ne trouvaient jamais assez bien nourrie, jamais assez grasse [553]. Et ce terrible coup est l’effondrement de leur vie. (Germinal.)