Edouard Jory

— Critique d’art. C’est un beau garçon blond, avec un grand nez rose et de gros yeux bleus de myope. Fils d’un magistrat de Plassans, qu’il désespérait par ses aventures de beau mâle, il a comblé la mesure de ses débordements, en se sauvant avec une chanteuse de café-concert, sous le prétexte d’aller à Paris faire de la littérature. Pendant six mois, ils ont campé ensemble dans un hôtel borgne du quartier Latin, cette fille l’écorchant vif, chaque fois qu’il la trahissait pour le premier jupon crotté, suivi sur un trottoir. Il a retrouvé la bande de Plassans, Claude Lantier, Sandoz, Dubuclie, Mahoudeau, et il s’est fait critique d’art, donnant pour vivre des articles à vingt francs, dans un petit journal tapageur, le Tambour. Du premier coup, il a soulevé un scandale énorme, en sacrifiant à Claude les peintres « aimés du public » et en le posant comme chef d’une école nouvelle, l’école du plein air. Au fond, très pratique, il se moque de tout ce qui n’est pas sa jouissance, il répète simplement les théories entendues dans le groupe.

Jory montre une hérédité d’avarice, dont on s’amuse fort; il ne paye pas les femmes, il arrive à mener sa vie désordonnée, sans argent et sans dettes; et cette science innée de jouir pour rien s’allie en lui à une duplicité continuelle, à une habitude de mensonge qu’il a contractée dans le milieu dévot de sa famille, où le souci de cacher ses vices le faisait mentir sur tout, à toute heure, môme inutilement [83]. Après sa rupture avec la chanteuse qui lui dépouillait la face à coups d’ongle, c’est un furieux galop de femmes traversant son existence, les femmes les plus extravagantes, les plus inattendues: la cuisinière d’une maison bourgeoise où il dîne; l’épouse légitime d’un sergent de ville dont il doit guetter les heures de faction; la jeune employée d’un dentiste, qui gagne soixante francs par mois à se laisser endormir, puis réveiller, devant chaque client, pour donner confiance ; d’autres, toutes celles qui veulent bien, les jolies, les laides, les jeunes, les vieilles, sans choix, uniquement pour la satisfaction de ses gros appétits de mâle, sacrifiant la qualité à la quantité.

Il est enchanté de la vie. Il a fini par faire son trou comme chroniqueur et comme critique d’art, il collabore à des journaux très lus, gagne sept ou huit mille francs par an et, travaillé de sa ladrerie héréditaire, place déjà de l’argent chaque mois; les matins de grande largesse, il ne paye qu’une tasse de chocolat aux femmes dont il est très content [230]. Tout en restant au fond le jouisseur sceptique, l’adorateur du succès quand même, il prend une importance bourgeoise et commence à rendre des arrêts. Sa prétention est d’avoir fait Fagerolles par ses articles, comme il prétendait jadis avoir fait Claude [256]. D’ailleurs, il n’écrit rien sur ses anciens amis, les révolutionnaires de l’art, qui se font exécrer, il se plaint de n’avoir pas à lui un journal où il pourrait les défendre [259]; mais devenu directeur d’une grande revue d’art, gagnant trente mille francs, sans compter tout un obscur trafic dans les ventes de collections, il garde le même silence, sous le prétexte de ne pas perdre ses abonnés; il pousse même le lâchage jusqu’à faire passer sournoisement un éreintement de Sandoz [439]. Jory est maintenant un terrible monsieur saignant à blanc les artistes et les amateurs qui lui tombent sous la main.

Mais ce journaliste qui traite les autres de ratés, ce bâcleur d’articles, tombé dans l’exploitation de la bêtise publique, sera mangé à son tour par Mathilde Jabouille. Quand il l’a rencontrée chez Mahoudeau, il a affirmé qu’elle était affreuse, qu’elle pourrait être leur mère à tous, que sa gueule de vieille chienne n’avait plus de crocs, qu’elle empoisonnait la pharmacie [86]. Plus tard, pris par son vice, il l’a déclarée ensorcelante, une de ces femmes qu’on affecte de ne pas ramasser avec des pincettes et pour qui on fait des bêtises à en crever [228]. Ensuite, rompant avec toutes ses habitudes de prudence et d’avarice, souffrant du partage de Mathilde avec ses amis, il l’a enlevée de l’herboristerie, il a glissé au ménage avec celte goule [301], et lui qui, pour ne pas payer, vivait autrefois des raccrocs de la rue, il s’est ravalé à une domesticité de chien fidèle, donnant les clefs de son argent, n’ayant en poche de quoi acheter un cigare que les jours seulement où elle consentait à lui laisser vingt sous ; elle le jette même dans la religion ; elle lui parle de la mort, dont il a une peur atroce [343]. Plein de sérénité, il finit par se marier légitimement avec elle [407]. (L’Œuvre.)