Jacques Lantier

— Second fils de Gervaise Macquart et d’Auguste Lantier. Il avait six ans quanti ses parents ont quitté Plassans avec Claude et Étienne, le laissant à sa marraine, tante Phasie, qui lui a fait suivre les cours de l’école des Arts et Métiers. Après deux ans passés au chemin de fer d’Orléans, il est devenu mécanicien de première classe à la Compagnie de l’Ouest, gagnant avec le fixe et les primes plus de quatre mille francs, ne rêvant rien au delà. A vingt-six ans, il est grand, très brun, beau garçon, avec un visage rond et régulier, que gâtent des mâchoires trop fortes ; il a des yeux larges et noirs ; ses cheveux plantés dru frisent, ainsi que ses moustaches, si épaisses, si brunes, qu’elles augmentent la pâleur de son teint; on dirait un monsieur, à sa peau fine, bien rosée sur les joues, si l’on ne trouvait d’autre part l’empreinte indélébile du métier, les graisses qui jaunissent déjà ses mains de mécanicien, des mains pourtant restées petites et souples.

Dès l’enfance, il a souffert d’un mal auquel le docteur ne comprenait rien, une douleur qui lui trouait le crâne, derrière les oreilles, des coups de fièvre brusques, des accès de tristesse qui le faisaient se cacher comme une bête au fond d’un trou. Sa mère l’a eu très jeune, à quinze ans et demi, d’un père gamin comme elle; peut-être sa souffrance vient-elle de là. D’ailleurs, la famille n’est guère d’aplomb, ses frères ont chacun leur tare; lui, à certaines heures, la sent bien, la fêlure héréditaire, non qu’il soit d’une santé mauvaise, mais c’est, dans son être, de subites pertes d’équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappe, il ne s’appartient plus, il obéit à ses muscles, à la hèle enragée. L’abominable désir dont il souffre alors est celui de tuer une femme; il était âgé de seize ans à peine, quanti ce mal lui a pris ; sous l’éveil de la puberté, les autres rêvent de posséder une femme, lui s’est enragé à l’idée d’en tuer une. Sans doute, ne buvant pas, paye-t-il pour les autres, les pères, les grands-pères, qui ont bu, les générations d’ivrognes dont il a le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramène avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois. Chaque fois, c’est comme une soudaine crise de rage aveugle, une soif toujours renaissante de venger des offenses très anciennes, dont il aurait perdu l’exacte mémoire ; c’est peut-être la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie dans les cavernes; peut-être aussi une nécessité de bataille pour conquérir la femelle et la dompter, le besoin perverti de la jeter morte sur son dos, ainsi qu’une proie qu’on arrache aux autres, à jamais [59]. Mais en lui, toujours, l’épouvante s’éveille avec le désir. Il a retrouvé à la Croix-de-Maufras, sa marraine remariée à Misard, et avec elle sa cousine Flore, dont, il est aimé depuis l’enfance. Comme Flore se donnait à1ui, les seins nus, il a failli la tuer, mais la peur du sang l’a fait fuir, et c’est toujours ainsi. A Paris, il se réfugie dans sa petite chambre de la rue Cardinet ; au Havre, il use tout seul son matelas de la rue François-Mazeline, il évite les femmes, au point d’être plaisanté sur son excès de bonne conduite. Et il vit solitaire, dans l’unique amour de sa machine, de la Lison; il l’aime comme une maîtresse apaisante, dont il n’attend que du bonheur [60].

Soudain, il va se croire guéri. Un hasard lui a montré l’assassinat du vieux président Grandmorin, en une vision si rapide qu’elle est demeurée comme sans forme, abstraite, en son souvenir [121] ; puis, les Roubaud lui ont fait soupçonner la vérité par l’exagération de leurs prévenances, il a eu ensuite une certitude brusque dans le cabinet du juge Denizet et enfin Séverine s’est confessée à lui, se donnant toute dans cet aveu [124]. La certitude qu’elle a tué la lui montre différente, grandie, à part; elle lui semble sacrée, il pourra l’aimer, celle-là [157] ; il la voit violente dans sa faiblesse, couverte du sang d’un homme, qui lui fait comme une cuirasse d’horreur [192]. Et il est pleinement heureux, jusqu’au jour où les détails de l’assassinat, révélés par sa maîtresse dans un besoin de tout dire, réveillent en lui le terrible inconnu; c’est une onde farouche qui monte de ses entrailles et envahit sa tète d’une vision rouge; son désir renaît sous l’évocation du meurtre, il fuit la gorge qui s’offre, court affolé à travers Paris, un couteau dans la manche, cherchant une victime et n’osant jamais [267]. Cette marche de bête carnassière, cri quête de sang, ne l’a pas apaisé ; il est repris désormais parle tourment de l’idée fixe et c’est en vain qu’il espère guérir soit mal en tuant Roubaud ; ce crime raisonné est impossible, il faut l’instinct de mordre, le saut qui jette sur la proie, la faim ou la passion qui déchire [303]. Ce qu’il désire impérieusement, c’est la vie de sa maîtresse ; plus elle l’aime, plus il veut la posséder jusqu’à la détruire, dans ces ténèbres effrayantes de l’égoïsme du mâle [361].

Et malgré les préparatifs soigneux, les habiles dispositions qui ont jeté Roubaud à sa merci, c’est Séverine qu’il tue, c’est sur elle qu’il satisfait enfin sa folie homicide. Alors, une joie effrénée, une puissance énorme le soulève, dans le plein contentement de l’éternel désir [374]. La guérison est-elle venue cette fois, Jacques est-il délivré de son besoin monstrueux? Il tente l’expérience avec Philomène Sauvignat, deux fois il la possède, sans un malaise, sans un frisson ; puis, sous la sourde excitation du procès Roubaud où, très calme, très maître de lui_,_ dans une absolue inconscience, il a vu attribuer son crime à deux innocents, la crise renaît plus aiguë, il redevient le mâle farouche qui éventre les femelles [410] et il fuit éperdu devant l’affreuse fatalité. Mais soit chauffeur, le violent et sournois Pecqueux, a surpris les rendez-vous avec Philomène; c’est bientôt, entre les deux hommes, sur la plate-forme de leur machine, un brusque duel qui les jette dans le vide et les hache tous deux sous les roues [411] . _(La Bête humaine.)_

(1) Jacques Lantier, né en 1814; meurt en 1870 d’accident. [Élection de la mère. Ressemblance physique du père. Hérédité de l’alcoolisme se tournant en folie homicide. État de crime de crime]. Mécanicien. (Arbre généalogique des Rougon-Macquart.)