Mahoudeau

— Un sculpteur ami de Claude Lantier et de Sandoz. Fils, d’un tailleur de pierres de Plassans, il a remporté là-bas de grands succès aux concours du Musée; puis, il est venu à Paris comme lauréat de la ville, avec une pension annuelle de huit cents francs pour quatre années. A Paris, il a vécu dépaysé, sans défense, ratant l’Ecole des Beaux-Arts, mangeant sa pension à ne rien faire ; si bien que, les quatre ans finis, il s’est vu forcé, pour vivre, de se mettre aux gages d’un marchand do bons dieux, où il a gratté dix heures par jour des Saint-Joseph, des Saint-Roch, des Madeleine, tout le calendrier des paroisses.

Il est petit, maigre, la figure osseuse, déjà creusée de rides à vingt-sept ans; ses cheveux de crin noir s’embroussaillent sur un front très bas; et dans ce masque jaune, d’une laideur féroce, s’ouvrent des yeux d’enfant, clairs et vides, qui sourient avec une puérilité charmante. L’ambition l’a repris, lorsqu’il a retrouvé les camarades de Provence, connus autrefois chez tata Giraud, des gaillards dont il était l’aîné et qui sont aujourd’hui de farouches révolutionnaires. Dans cette fréquentation d’artistes passionnés, qui lui troublent la cervelle avec l’emportement de leurs théories, son ambition tourne au gigantesque [79]. En sculpture, il pose pour la force, il s’ignore et méprise la grâce invincible qui repousse quand même de ses gros doigts d’ouvrier sans éducation. La lutte entre ses tendances naturelles et l’influence de Claude produit une œuvre débordante et colossale, Bacchante d’abord, puis Vendangeuse, avec une surabondance de cuisses et de gorge, et dès attaches de membres fines et jolies.

Mahoudeau a installé son atelier rue du Cherche-Midi, à quelques pas du boulevard Montparnasse, dans la boutique d’une fruitière tombée en faillite; il couche là, en compagnie de son camarade Chaîne, partageant avec lui les lionnes grâces de l’herboriste voisine, Mathilde Jabouille. Ce sont des années de dure misère, les bons dieux traversent une crise, l’herboristerie périclite, Mahoudeau en est réduit à faire des bustes de bourgeois, notamment celui d’un avocat, à la figure longue, allongée encore par des favoris, monstrueuse de prétention et d’infinie bêtise. On n’a pas toujours du pain, les deux artistes se brouillent un soir que Mahoudeau, le ventre vide, a surpris Chaîne mangeant un pot de confitures avec Mathilde ; la rancune persiste, sans une détente, sans une explication; ils réduisent les rapports strictement nécessaires à de courtes phrases, charbonnées le long des murs, et Mahoudeau se loue de cette combinaison, il trouve que, quand on crève de faim, ce n’est pas désagréable de ne jamais s’adresser la parole, on s’abrutit dans le silence, c’est un empâtement qui calme un peu les maux d’estomac [223].

Après la rupture définitive avec Chaîne et l’envolement de Mathilde, le sculpteur, expulsé de sa boutique, s’installe dans un petit atelier de la rue des Tilleuls ; il vit seul, dans un redoublement de misère, mangeant lorsqu’il a des ornements de façade à gratter ou quelque figure d’un confrère plus heureux à mettre au point ; la Vendangeuse, exposée jadis au Salon, trop grande pour l’atelier, se pourrit dehors, pareille à un tas de gravats déchargés d’un tombereau, rongée, lamentable [293].

Et Mahoudeau limite peu à peu son rêve. Depuis longtemps, il a l’idée d’une Baigneuse debout, tâtant l’eau de son pied ; la maquette contenait déjà des concessions, un épanouissement du joli sous l’exagération persistante des formes, une envie naturelle de plaire, sans trop lâcher encore le parti-pris du colossal [222] ; lorsqu’il réalise l’œuvre, c’est une Baigneuse toute de charme, à la gorge enfantine, aux cuisses allongées; la nature vraie du sculpteur perce sous le dégonflement de l’ambition. Puis un malheur survient : faute d’argent, Mahoudeau a fait une armature avec des manches à balai ; sous l’action du dégel, la terre rompt le bois trop faible, et la statue s’écroule comme une femme qui se jette, écrasant presque l’artiste, qui sanglote devant ce cadavre mutilé [298]. Plus tard, gagnant quelque argent, grâce à un fabricant de bronzes d’art qui lui fait retoucher ses modèles, il finit par exposer sa Baigneuse, mais rapetissée encore, à peine grande comme une fillette de dix ans, et d’une élégance charmante, les cuisses fines, la gorge toute petite, une hésitation exquise de bouton naissant [410]. Et la vie devient meilleure, son fabricant lance de lui des statuettes charmantes, que l’on commence à voir sur les cheminées et les consoles bourgeoises [440]. Mais la longue misère de Mahoudeau l’a aigri, il donne avec Gagnière des coups de dent aux amis d’autrefois et accuse formellement Claude de l’avoir paralysé et exploité [449], comme si lui seul n’avait pas gâté son propre talent, en prétendant le hausser à un idéal supérieur. (L’Œuvre.)