— Premier fils de Pierre Rougon et de Félicité Puech. Frère de Pascal, Aristide, Sidonie et Marthe. Il a le visage de son père, une tête de structure massive et carrée, aux traits larges. De taille moyenne, il est, à quarante ans, légèrement chauve et tourne déjà à l’obésité. Dans ces chairs épaisses, héritées du père, sont enfouies des qualités morales et intellectuelles,, des ambitions hautes, des instincts autoritaires, un mépris singulier pour les petits moyens et les petites fortunes, où l’on retrouve, amplifiés, les traits du caractère maternel. Les appétits de jouissance extraordinairement développés dans cette famille sont, ici, épurés; Eugène Rougon jouira par les voluptés de l’esprit, en satisfaisant ses besoins de domination [73].

Il a fait son droit à Paris, est rentré à Plassans, s’est fait inscrire au tableau des avocats, plaidant de temps à autre, gagnant maigrement sa vie, végétant ainsi pendant quinze ans, paraissant destiné à s’alourdir dans une honnête médiocrité. Mais, dans ce garçon endormi, il y a une force qui se cherche. Un mois avant les journées de Février, Eugène secoué d’un pressentiment se rend à Paris, n’ayant pas cinq cents francs en poche [74], et lorsqu’il revient passer quinze jours à Plassans, en avril 1849, il a lié partie avec le prince-président, dont il est l’un des agents secrets les plus actifs.

Son voyage a pour but de tâter le terrain [96]. Il trouve le salon maternel devenu le centre réactionnaire de la ville ; il décide de convertir à l’idée napoléonienne ces bourgeois attardés dans les anciens partis, confie secrètement la besogne à son père qui recevra de lui des instructions minutieuses et fréquentes, réussit sans difficulté à créer dans la petite ville cléricale un courant très nettement bonapartiste et, plus tard, au jour du triomphe, il obtient pour son père, décoré par ses soins, le poste de receveur particulier de Plassans [361]. (La Fortune des Rougon.)

Au début de 1852, il habite, rue de Penthièvre, deux grandes pièces froides à peine meublées. C’est déjà une puissance occulte, l’embryon d’un grand homme politique, plein de dédain pour le naïf appât de l’argent, animé d’ambitions vers la puissance pure [57]. Sollicité par Aristide venu de Plassans pour conquérir Paris, et comprenant à merveille que les grosses faims aiguisées par le coup d’État devront être satisfaites, il le case rapidement dans un modeste emploi où l’on n’a qu’à regarder et à écouter pour trouver la fortune. Mais, soucieux des intérêts du régime et des siens propres, il conseille à son frère de changer de nom et le prévient qu’au premier scandale trop bruyant, il n’hésitera pas à le supprimer [58]. Député de l’arrondissement de Plassans [59], puis ministre de l’intérieur, il suit de loin les progrès d’Aristide Rougon devenu Aristide Saccard ; quand cela devient nécessaire, il lui rend le service de paraître l’aimer beaucoup [290]. (La Curée.)

A son arrivée à Paris, avant les journées de Février, il avait crevé de faim avec Du Poizat et Gilquin, chez madame Mélanie Correur. La première maison qui l’ait accueilli a été celle de Bouchard, chef de bureau à l’intérieur. Devenu député des Deux-Sèvres à la Législative, où il a connu Delestang, il a pressenti l’extraordinaire fortune du prince Louis Napoléon, a été un instant ministre des travaux publics sous la Présidence et a coopéré activement au coup d’État; c’est lui qui s’est emparé du Palais-Bourbon, à la tète d’un régiment de ligne [41] « Plus tard, l’empereur l’a chargé d’une mission en Angleterre, puis il est entré an Conseil d’État et au Sénat. Chevalier de la Légion d’honneur après le Dix-Décembre, officier en janvier 1852, commandeur le 15 août 1854, grand officier en 1856, parvenu à la présidence du Conseil d’Etat, il est l’un des dignitaires impériaux les plus en vue. Il habite rue Marbeuf un hôtel dont l’empereur lui a fait cadeau [129]. A quarante-six ans, ses épaules se sont encore élargies, il a une grosse chevelure grisonnante plantée sur son front carré; son grand nez, ses lèvres taillées en pleine chair, ses joues longues, sans une ride, ont une vulgarité rude, que transfigure par éclairs la beauté de la force [15]. Au repos, il a une altitude de taureau assoupi [24].

L’erreur de Rougon, qui est un chaste, est de ne pas croire à la toute puissance de la femme. Sa rencontre avec Clorinde, une aventurière de haut vol qui a rêvé de se faire épouser par lui, et dans laquelle il n’a su entrevoir qu’une maîtresse excitante, va lui prouver son erreur; Clorinde se vengera en lui faisant retirer le pouvoir, qu’il mettra trois ans à reconquérir. Une autre faiblesse de Rougon est dans sa bande; il souffre du même mal que l’empereur lui-même : les faméliques qui l’entourent et dont il a besoin ne lui restent fidèles qu’à la condition d’être constamment gorgés; pour s’appuyer sur eux, il doit les combler de faveurs compromettantes, reculer à leur profit les limites de l’arbitraire, prêter ainsi le flanc à ses ennemis, tout en se grisant avec bonheur de l’orgueil de ses propres abus. Entouré de cette bande aux dents aiguës, il n’éprouve, lui, qu’un amour du pouvoir pour le pouvoir, dégagé des besoins de vanité, de richesses, d’honneurs. Il est certainement le plus grand des Rougon [155]. Son rêve, pendant qu’il paraît s’absorber faire des réussites compliquées [231], est de devenir très puissant, afin de satisfaire ceux qui l’entourent, au delà du naturel et du possible [245].

Politiquement, il est l’homme des situations graves, l’homme aux grosses pattes, suivant le mot de Marsy [158]. Son nom signifie répression à outrance, refus de toutes les libertés, gouvernement absolu [267]. Il est de ceux qui ont fondé l’Empire dans la boue et dans le sang. Au lendemain de J’attentat de la rue Le Peletier, attentat que Gilquin lui a révélé quelques heures à l’avance et qu’il a froidement laissé s’accomplir, parce qu’il espérait bien ramasser le pouvoir dans les décombres, l’empereur le rappelle au ministère et c’est alors un coup de balai parmi les dix mille suspects oubliés au Deux-Décembre [266], il répartit à sa guise les arrestations par départements, ne se souciant que des chiffres et laissant le choix d’es noms à ses sous-ordres [297], il censure tout, même les feuilletons [300], il patauge en plein arbitraire.

Mais au fond, il a plutôt des besoins que des opinions, il estime le pouvoir trop nécessaire à sa fureur de domination pour ne pas l’accepter sous quelque condition qu’il se présente. Et quand la cervelle fumeuse de Napoléon III trouve l’idée de l’Empire libéral, c’est Rougon qui, donnant un démenti à sa vie entière, se charge d’appliquer la nouvelle politique. Cet homme, pour qui le parlementarisme n’était que le fumier des médiocrités, et qui se vantait de mâter les évêques, célébrera de sa grosse voix brutale le rétablissement de la tribune et s’agenouillera devant le pape. Il a reconquis le’ pouvoir, en marche vers sa royauté triomphale de vice-empereur. (Son Excellence Eugène Rougon.)

En 1864, toujours au pouvoir, il a vu son frère Saccard s’enliser dans les affaires. Il voudrait se défaire de lui, l’envoyer dans une colonie comme gouverneur, mais Aristide ne s’est pas laissé convaincre, il a fondé la Banque Universelle, et ses allures de casse-cou batailleur, enragé contre la banque juive, ont causé les plus graves ennuis au ministre. Rougon, prisonnier de sa politique romaine, tiraillé entre l’opposition libérale et les ultramontains, est furieux des manigances du député Huret et de la dernière déconfiture de Saccard; il prend l’énergique parti d’en finir avec ce membre gangrené de sa famille, qui, depuis des années, le gêne, dans d’éternelles terreurs d’accidents malpropres. Il le force à s’expatrier, en lui facilitant la fuite, après une bonne condamnation [376].(L’Argent.)

L’appétit souverain du pouvoir se satisfait en lui pendant douze années consécutives de ministère. Puis, après la chute de l’Empire, redevenu simple député, réduit à l’état de majesté déchue, il est à la Chambre le témoin, le défenseur impassible de l’ancien monde emporté par la débâcle [128]. (Le Docteur Pascal.)

(2) Eugène Rougon, né en 1811 ; épouse, en 1857, Véronique Beulin d’Orchères, dont il n’a pas d’enfants. [Mélange fusion. Prédominance morale, ambition de la mère. Ressemblance physique du père]. Homme politique, ministre. Vit encore à Paris, député. (Arbre généalogique des Rougon-Macquart.)