— Troisième fils de Pierre Rougon et de Félicité Puech. Frère d’Eugène, Pascal, Sidonie et Marthe Rougon. Père de Maxime, Clotilde et Victor Rougon, dits Saccard. Petit, la mine chafouine, il a le visage de sa mère, avec des avidités, un caractère sournois, apte aux intrigues vulgaires, où les instincts de son père dominent [74]. En lui s’épanouissent tous les besoins de jouissance matérielle; son appétit se rue à l’argent, à la femme, au luxe. Envoyé à Paris pour faire son droit, il mène pendant deux ans une vie paresseuse et débraillée, ne passe pas un seul examen et, rentré à Plassans, se laisse vivre longtemps sans voir clair dans ses ambitions. .Marié en 1836 à Angèle Sicardot, qui lui apporte une dot de dix mille francs, il place habilement ce petit capital dans la maison paternelle et se fait entretenir avec sa femme jusqu’au moment lointain où son père peut enfin lui restituer sa commandite. Le ménage s’établit alors place Saint-Louis; un fils vient, Maxime, dont la grand’mère Félicité paye, par bonheur, la pension; Aristide mène une belle existence de fainéantise, jouant au cercle, cultivant sa paresse avec amour, jusqu’à l’heure où, toutes ressources épuisées, la pauvre Angèle mourant de faim, il consent à chercher une place et réussit à entrer à la sous-préfecture de Plassans.

C’est, pendant dix ans, la médiocre existence de l’employé à dix-huit cents francs, encore gênée par la naissance d’un nouvel enfant. Sevré des joies dont il a une continuelle envie, Aristide devient haineux ; le fiel s’amasse en lui et, l’oreille au guet, il voit arriver la révolution de 1818, il flaire avec joie une catastrophe, prêt à sauter sur la première proie venue [78]. Trompé d’abord, par les apparences, il affiche le plus vif enthousiasme pour la République; plein de mépris pour l’impuissance bourgeoise, manquant de renseignements sur ce qui se prépare, il croit au triomphe de la démocratie, se fait journaliste, livre aux réactionnaires une guerre sans merci, se compromet à plaisir, jusqu’au jour où, ayant surpris une édifiante conversation politique entre sa mère et le marquis de Carnavant [125], il prend une attitude expectante, cherchant le vent, prêt à se vendre le plus cher possible.

Pendant les journées de Décembre, il feint une soudaine maladie qui lui permet de louvoyer ; il esquisse une conversion au bonapartisme, revient prudemment aux ouvriers, et c’est seulement lorsqu’il a palpé, sur la place de la Mairie, les cadavres républicains [351], qu’il voit enfin la lumière et publie à grand fracas un superbe article d’adhésion au coup d’État. Pour attester son loyalisme, il laisse assassiner sous ses veux son malheureux cousin Silvère Mouret [374]; puis, réconcilié avec son beau-père, le commandant Sicardot, il en obtient cinq cents francs qui lui permettront de quitter Plassans. (La Fortune des Rougon.)

A Paris, après un très court séjour rue de la Harpe, où, sous le nom de Sicardot, il a séduit Rosalie Chavaille, il s’installe pauvrement rue Saint-Jacques et, par son frère Eugène Rougon, devient commissaire-voyer adjoint, emploi bien inférieur à ses prétentions, mais qui le mettra en situation de surprendre le vaste projet de la transformation de Paris [631.. Pour ne pas gêner son aîné, devenu une puissance politique, il a troqué le nom paternel contre celui de Saccard, un nom, a dit Eugène, à aller au bagne ou à gagner des millions [59]. Écœuré de la mesquine existence qui lui est imposée, entre sa femme, la molle Angèle, et sa fillette Clotilde, il a rôdé pendant deux ans dans les couloirs de l’Hôtel de Ville ; il a senti venir le flot montant de la spéculation à outrance, il a flairé les beaux coups à faire, mais, faute des premiers fonds, il resterait frappé d’impuissance, si la mort fortuite d’Angèle ne le rendait subitement libre et ne lui permettait d’atteindre la fortune, grâce à un honteux mariage maquignonné par sa sœur, l’intrigante Sidonie Rougon.

Ce petit homme chafouin, devenu le mari de Renée Béraud Du Châtel, occupe maintenant un superbe appartement de la rue de Rivoli et va devenir un des brasseurs d’affaires les plus en vue de l’époque. Il commence par s’enrichir en dépouillant sa femme (affaire de la rue de la Pépinière), gagne habilement la protection des Gouraud et des Toutin-Laroche, se fait le prête-nom de la Ville dans d’importantes opérations immobilières, s’associe avec les gros entrepreneurs Mignon et Charrier pour éventrer Paris, et met le comble à sa gloire en fondant le Crédit Viticole, entreprise toute puissante grâce à laquelle il tiendra l’administration préfectorale à la gorge [125]. Il bâtit alors, sur un terrain volé à la Ville, son magnifique hôtel du pare Monceau, et là c’est un étalage, une profusion, un écrasement de richesses [18]. La fortune de Saccard est à son apogée.

Il se lance dans des opérations de plus en plus hardies, se plaisant aux complications folles, à l’entassement des impossibilités [260] ; ses affaires sont tellement enchevêtrées qu’il ne dort plus que trois heures par nuit; c’est le jeu continu, un tour de force quotidien, une succession d’aventures où les millions s’entassent et s’engloutissent aussitôt, où tout n’est que façade dorée. Le faste inouï où se complaît Aristide, les étourdissantes prodigalités où il pousse sa femme, l’affectation qu’il met à feindre d’entretenir des maîtresses coûteuses, toute cette poudre aux yeux lui est indispensable pour maintenir son crédit. De mauvaises spéculations, dues à son génie trop inventif, ont séparé de lui Mignon et Charrier; il a essuyé de grosses pertes ; un mauvais vent souffle sur ses affaires lorsqu’il se décide à tout réparer par une œuvre de scélératesse exquise, une duperie colossale dont la Ville, l’État, sa femme et jusqu’à son homme de paille, Larsonneau, doivent être les victimes [1851. Il va gagner trois millions en s’emparant des terrains de Charonne, que Renée possède et qui seront absorbés par le percement du boulevard du. Prince-Eugène.

Mais une terrible complication se dresse tout à coup. Son fils Maxime est devenu l’amant de Renée. Il l’apprend au moment même où la signature de celle-ci lui est nécessaire pour parachever l’œuvre entreprise. Comme il ne veut pas se condamner à la ruine en chassant l’épouse incestueuse, il feint de ne pas comprendre, s’empare de J’acte par surprise et marie le jeune Maxime à une riche héritière, Louise de Mareuil, dont il convoitait depuis longtemps le million de dot pour ses spéculations futures. En 1860, Saccard a été décoré à la suite d’un service mystérieux rendu au préfet de la Seine [149]. (La Curée.)

Cousin de Lisa Macquart, il a été désigné comme subrogétuteur de la petite Pauline Quenu [26]. Il écrit aux Chanteau diverses lettres réclamant des comptes [103] et consent à l’émancipation de la jeune fille après trois visites de madame Chanteau, qui a flatté son goût des grandes affaires en lui apportant une idée superbe: l’accaparement des beurres du Cotentin [117]. (La Joie de vivre.)

En octobre 1861, une suite d’affaires désastreuses l’ont obligé à liquider sa situation, à vendre l’hôtel du pare Monceau. Toujours affamé, inassouvi toujours, il se retrouve sur le pavé de Paris, en relations avec la princesse d’Orviedo qui, pendant quelque temps, a fait de lui le préfet de ses charités, l’a transformé en une sorte de petit manteau bleu, adoré et béni, et a consenti à lui louer un rez-de-chaussée dans son hôtel de la rue Saint-Lazare. Saccard a cinquante ans, mais l’âge n’ayant pas mordu sur sa petite personne, il n’en parait guère que trente-huit ; il garde une maigreur, une vivacité de jeune homme; même, avec les années, son visage noir et creusé de marionnette, au nez pointu, aux minces yeux luisants, s’est comme arrangé, a pris le charme de cette jeunesse si persistante, si souple, si active, les cheveux touffus encore, sans un fil blanc [6].

De nouveau, il cherche la chance, il rêve non plus la richesse menteuse de la façade, mais l’édifice solide de la fortune, la vraie royauté de l’or trônant sur des sacs pleins [7]. Son effréné besoin de revanche lui inspire un désir chimérique : abattre Gundermann, le banquier-roi, ce juif contre lequel il a l’antique rancune de race, au point que lui, le terrible brasseur d’affaires, le bourreau d’argent aux mains louches, perd la conscience de lui-même dès qu’il s’agit d’un juif, en parle avec âpreté, avec des indignations vengeresses d’honnête homme, vivant du travail de ses bras, pur de tout négoce usuraire [92]. Irrésistiblement attiré vers la Bourse, il va y entrer bientôt en triomphateur.

Un hasard de voisinage l’a mis en relations avec l’ingénieur Hamelin, à qui un long séjour en Orient a inspiré une série de projets, la conquête de la Méditerranée, la mise en valeur de la Palestine, la libération des Lieux-Saints, idées grandioses d’où sortira, grâce à l’ardente imagination de Saccard, la Banque Universelle, destinée d’abord à féconder l’œuvre d’Hamelin, mais surtout à exterminer la banque juive [59]. L’adhésion du capitaliste Daigremont assure les concours indispensables ; le marquis de Bohain, Sédille, Huret, Kolb entrent dans le syndicat; Sabatani est le prête-nom nécessaire au jeu des actions; on achète une feuille catholique, l’Espérance, où Jantrou fera des articles politiques favorables et hostiles tour à tour au ministre Rougon, et où de savantes annonces subjugueront les souscripteurs pieux; on achète aussi la _Cote financière_s, qui séduira les rentiers crédules. Une immense publicité s’organise. On aura les gros capitaux et les économies ramassées sou à sou, les Beauvilliers, les Maugendre et les Dejoie.

Saccard sait combattre les scrupules des Hamelin, l’ingénieur et sa sœur Caroline, trop honnêtes pour goûter pleinement la saveur de ses conceptions hardies. il célèbre les vertus de la spéculation; c’est l’appât, même de la vie, c’est l’éternel désir qui force à lutter et à vivre ; elle décuple les énergies; sans elle, J’existence serait un désert d’une extrême platitude; par elle, on accomplit des choses vivantes, grandes et belles. Et elle est nécessaire, malgré ses hontes, qui ne sont au fond que l’excès indispensable, de même qu’il faut l’appât de la luxure pour créer beaucoup d’enfants [143].

Les commencements de l’Universelle sont honorables et corrects, dans l’hostilité de la haute banque ; puis, on double le capital; Saccard fait un magnifique coup de Bourse après Sadowa; c’est l’heure d’une de ces poussées folles de la finance qui, toutes les dix ou quinze années, obstruent et empoisonnent Paris, ne laissant après elles que des ruines et du sang ; on double encore le capital ; les illégalités s’accumulent; Saccard est sans lien ni barrières, allant à ses besoins avec l’instinct, déchaîné de l’homme qui ne connaît d’autre borne que son impuissance ; il jette à la fonte les choses et les êtres pour en tirer de l’argent ; ce bandit du trottoir financier est aimé d’une adorable femme, madame Caroline, parce qu’elle le voit actif et brave, créant un monde à travers tant de folies ; de l’hôtel d’Orviedo, où s’était d’abord installée l’Universelle, Saccard a transféré la banque dans un hôtel monumental, rue de Londres; et les clients sont foudroyés d’admiration et de respect.

La fièvre augmente; plein d’une forfanterie batailleuse, Saccard se voit le maître ; il déclare la guerre à son frère, le ministre; il va enfin se poser en rival de Gundermann, en roi voisin, d’une puissance égale ; c’est une fringale de jouissances; depuis longtemps, il possédait les bonnes grâces de la baronne Sandorff; maintenant, il achète deux cent mille francs la gloire de coucher avec madame de Jeumont et de l’afficher dans un bal officiel, sous l’œil amusé du comte de Bismarck; autour de lui, un concert de bénédictions monte de la foule heureuse des petits et des grands, les filles enfin dotées, les pauvres brusquement enrichis, assurés d’une retraite ; les riches, brûlant de l’insatiable joie d’être plus riches encore [287]. Le capital social atteint cent cinquante millions, d’énormes dividendes ont été distribués, les actions dépassent le cours de trois mille francs.

Mais l’excès même de cette prospérité doit causer la ruine de l’Universelle ; en une grande journée dont on parle encore, comme on parle d’Austerlitz et de Marengo [345], Gundermann qui, depuis longtemps, guettait l’heure propice, détruira d’un coup cette banque catholique, minée si profondément par les imprudences de Saccard. Et celui-ci fait une belle défense; jusqu’au bout, il inspire confiance à ses victimes. Définitivement lâché par le ministre Rougon, dénoncé par Busch, livré aux vengeances de Delcambre, il est traduit en correctionnelle, conserve une héroïque attitude devant le tribunal et se voit condamné à cinq ans de prison et trois mille francs d’amende, toujours plein, d’ailleurs, de croyance en lui-même. Son inconscience en arrive à une véritable grandeur.

Pendant les délais d’appel, il quitte la France et va en Hollande ; il s’y consacre à une affaire colossale : le desséchement d’immenses marais, tout un petit royaume conquis sur la mer, grâce à un système compliqué de canaux [445]. (L’Argent.)

Après la chute de l’Empire, il a osé rentrer en France, malgré sa condamnation ; des influences nouvelles, toute une intrigue extraordinaire l’ont remis sur pied [15]. En 1872, on le retrouve, lancé dans le grand journalisme, brassant des affaires considérables, devenu directeur de l’Époque, le journal républicain à gros succès où l’on publie les papiers des Tuileries [3]. Empressé auprès de Maxime, dont il a toujours convoité la fortune, il hâte la fin de l’ataxique en lui envoyant de belles filles, notamment la petite Rose, qui l’achèvent [315], et il finit par mettre dans sa poche l’argent et l’hôtel de son fils [384]. Revenu à son républicanisme originel, Aristide va, par un retour ironique des choses, protéger son frère Eugène Bougon, qu’il avait compromis si souvent lorsque le simple député d’aujourd’hui était vice-empereur [15]. (Le Docteur Pascal.)