Pierre Sandoz

— Un grand romancier, dont la jeunesse s’est écoulée à Plassans. Au collège, Claude Lantier, Dubuche et lui étaient les trois inséparables; ils ont usé ensemble, en huitième, leur première culotte. Hors du collège, Dubuche, qui était pensionnaire, ne se joignait aux deux autres que les jours de vacances. Claude et Pierre, eux, ont été sauvés de l’engourdissement du milieu par leur amour des grandes marches à des lieues de Plassans, par la fringale de lecture qui les a entraînés vers la passion et les larmes de Musset après le décor énorme d’Hugo, par leur dédain des joies provinciales, de la partie de dominos sans cesse recommencée, de la même promenade à la même heure sur la même avenue; ils ont même banni la femme, érigeant leurs timidités en une austérité de gamins supérieurs [42]. A Paris, Sandoz, employé à la mairie du cinquième arrondissement, bureau des naissances, gagne cent cinquante francs par mois; il est cloué là par la nécessité de nourrir sa mère, qu’il aime tendrement.

A vingt-deux ans, il est très brun, il a la tète ronde et volontaire, le nez carré, les yeux doux, dans un masque énergique encadré d’un collier de barbe naissante [31]. Hanté de gloire littéraire, il publie un premier livre, suite d’esquisses aimables, rapportées de Plassans, parmi lesquelles, ça et là, quelques notes plus rudes indiquent le révolté, le passionné de vérité et de puissance. Il habite, rue d’Enfer, un petit logement du quatrième, dont les fenêtres donnent sur le vaste jardin des Sourds-Muets, dominé par la tète arrondie d’un grand arbre et le clocher carré de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. C’est là qu’il reçoit chaque jeudi ses condisciples de Plassans, Claude, Dubuche et avec eux Fagerolles, Mahoudeau, Jory, Gagnière, retrouvés à Paris, tous animés de la même passion de l’art; le grand peintre Bongrand vient parfois se réchauffer à cette jeunesse. Même aux heures de misère, Sandoz a toujours un pot-au-feu à partager avec les camarades; ce sont des dîners simples, de longues soirées, arrosées de thé ; cela l’enchante d’être en bande, tous amis, tous vivant de la même idée. Bien qu’il soit de leur âge, une paternité l’épanouit, une bonhomie heureuse, quand il les voit chez lui, autour de lui, la main dans la main, ivres d’espoir [99]. À cette heure de leur Nie, la sève fermente en eux — ils débordent de dévouement, ils recommencent l’éternel rêve de s’enrégimenter pour la conquête de la terre, chacun donnant son effort, celui-ci poussant celui-là, la bande arrivant d’un bloc, sur le même rang; c’est la belle folie des vingt ans, le dédain du monde entier, la seule passion de l’œuvre, dégagée des infirmités humaines [108].

Ayant soif de besognes géantes, Sandoz conçoit le projet d’une genèse de l’univers, en trois phases, dont la dernière, l’avenir, le refroidit par ses hypothèses hasardeuses. Il cherche un cadre plus resserré, plus humain, où il fera tenir pourtant sa vaste ambition; né au confluent d’Hugo et de Balzac, s’efforçant d’échapper à l’influence romantique, il rêve d’étudier l’homme tel qu’il est, l’homme physiologique déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes; les métaphysiciens le révoltent, il n’admet pas qu’on se cantonne dans J’étude continue et exclusive de la fonction du cerveau, sous le prétexte que le cerveau est l’organe noble, comme si la pensée n’était pas le produit du corps entier; puisque le mécanisme de l’homme aboutit à la somme totale de ses fonctions, puisque la physiologie et la psychologie se sont pénétrées, ces idées nouvelles aboutissent nécessairement à un nouvel art, à une littérature neuve qui doit germer dans le prochain siècle de science et de démocratie. Et Sandoz trouve le coin cherché : il prend une famille, il en étudie les membres, un à un, d’où ils viennent, où ils vont, comment ils réagissent les uns sur les autres; enfin une humanité en petit, la façon dont l’humanité pousse et se comporte ; d’autre part, il met ses bonshommes dans une période historique déterminée, ce qui lui donne le milieu et les circonstances, un morceau d’histoire;, ce sera une série de bouquins, quinze, vingt bouquins, des épisodes qui se tiendront, tout en avant chacun un cadre à part, une suite de romans à se bâtir une maison pour ses vieux jours, s’ils ne l’écrasent pas. Et la force première de son œuvre, le moyen et le but, ce sera la terre, mère commune, unique source de la vie, ‘l’éternelle terre où circule l’âme du monde, où toutes les choses s’animent du souffle de tous les êtres [211].

Il a donné sa démission d’employé, il se lance dans le journalisme et organise bourgeoisement sa vie. Pour lui, le mariage est la condition même du bon travail, de la besogne réglée et solide, pour les grands producteurs modernes; tout dépend du choix, et il a trouvé dans Henriette celle qu’il cherchait. Il veut l’existence à trois, entre sa femme et sa mère, il se sent les reins assez forts pour nourrir tout son monde. Le ménage s’est installé rue Nollet, au fond des Batignolles, dans un petit pavillon en contre-bas, au delà de trois cours, une petite maison de travail et d’espoir, égayée déjà d’un commencement de bien-être et de luxe. Le premier roman de la série a paru, il a été accueilli par un hurlement de la critique; et Sandoz s’étonne seulement de la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles bâclés sur des coins de bureau le couvrent de boue, sans paraître soupçonner la moindre de ses intentions; au lieu de comprendre ses audaces, on lui prête des saletés imbéciles, tout se trouve jeté dans le baquet aux injures : son étude nouvelle de l’homme physiologique, le rôle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d’un bout de J’animalité à l’autre, sans haut ni bas, sans beauté ni laideur; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, qu’il v a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges, qu’une langue sort enrichie de ces bains de force; et surtout l’acte sexuel, l’origine et l’achèvement continu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Dans cette meute aboyante, il y a plus de niais que de méchants; leur meilleure invention est d’accuser Sandoz d’orgueil, alors qu’il écrit dans le tourment, que l’imperfection de son œuvre le poursuit jusque dans le sommeil et qu’il ne relit jamais ses pages de la veille, craignant de les trouver trop exécrables pour trouver ensuite la force de travailler [250].

Il a gardé ses jeudis, qui datent de la sortie du collège, au temps des premières pipes; Henriette est un camarade de plus; si les humbles menus de la rue d’Enfer ont fait place à de la bonne cuisine, ce sont bien toujours les mêmes amis, autour de la table. Mais on les sent transformés, Mahoudeau aigri de misère, Jory enfoncé dans sa jouissance, Gagnière plus lointain qu’autrefois, détaché ailleurs, Fagerolles dégageant du froid malgré sa cordialité, Dubuche plein de sa nouvelle importance, Claude enfin, le chef accepté du début, ravagé aujourd’hui d’incertitude. Des vides paraissent se faire entre eux, la bataille commence, chaque affamé donne son coup de dent. Et Sandoz seul n’a pas bougé, aussi entêté dans ses habitudes de cœur que dans ses habitudes de travail, immobilisé par un rêve d’éternelle amitié, des jeudis pareils se succédant à l’infini, jusqu’aux derniers lointains de l’âge tous éternellement ensemble, tous partis à la même heure et arrivés à la même victoire [254].

Dans la lente rupture qui s’aggrave entre Claude et ses amis, Sandoz reste fidèle au peintre, tombé dans la misère et la désespérance; il vient rue Tourlaque pour le petit Jacques-Louis, son filleul, pour la triste Christine aussi, dont le visage de passion le remue profondément, comme une de ces visions de grandes amoureuses qu’il voudrait faire passer dans ses livres; et surtout, sa fraternité d’artiste augmente, depuis qu’il voit Claude perdre pied, sombrer au fond de la folie héroïque de l’art [343]. Lui connaît la lutte, il supporte gaillardement les attaques et ignore le besoin peu fier de se créer des sympathies; l’insulte lui paraît saine, c’est une mâle école que l’impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la buée des imbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une œuvre, qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’on travaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de la volonté, et l’on arrive très bien à en mourir, avec l’illusion consolante qu’on sera aimé un jour [352].

Un brusque succès se déclare dans la vente jusque-là pénible de ses livres; le ménage, comblé de cette richesse s’installe dans un vaste appartement de la rue de Londres, où le romancier contente d’anciens désirs de jeunesse, des ambitions romantiques, nées jadis de ses premières lectures, si bien que cet écrivain, si farouchement moderne se loge dans un moyen age vermoulu [436]. Sa mère est morte, toute son existence a été bouleversée, seules les réunions d’autrefois continuent, moins régulières, toujours fermées les Sandoz ne racolant pas de clients littéraires et ne muselant pas la presse à coups d’invitations. Ce sont maintenant des dîners fins, agrémentés de curiosités gastronomiques. Mais les vieilles amitiés de la bande n’en sont plus à la fissure, à la fente à peine sensible que Sandoz n’apercevait pas, dans ses jeudis de la rue Nollet; ce n’est plus l’ennui vague, la satiété somnolente qui attristait parfois les anciennes soirées; c’est maintenant la férocité dans la lutte, un besoin de détruire. Maboudeau et Gagnière dévorent Fagerolles, celui-ci a depuis longtemps tiré un égoïste profit de la haine qu inspire la bande, le lamentable Dubuche a raté sa vie, Jory arrivé ne donne jamais un coup de main aux camarades, et ils ne sont tous d’accord que contre Claude, contre ce grand enfant d’artiste qu’ils accusent de les avoir exploités. C’est le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompent, dans la stupeur de se voir tout d’un coup étrangers et ennemis, après une longue jeunesse de fraternité. La vie les a débandés en chemin, les profondes dissemblances apparaissent, il ne leur reste à la gorge que J’amertume de leur ancien rêve enthousiaste, cet espoir de bataille et do, victoire côte à côte, qui maintenant aggrave leur rancune [449].

Et Sandoz voit fuir sa chimère d’éternelle amitié [451]. C’est la fin de la longue illusion qui lui a fait mettre le bonheur dans quelques amitiés choisies dès l’enfance, puis goûtées jusqu’à l’extrême vieillesse. Et devant l’inconsistance des hommes, des doutes lui viennent sur l’enquête des siècles à venir; on se console d’être injurié, nié, on compte sur la justice de la postérité, on est comme le fidèle qui supporte l’abomination de celte terre, dans la ferme croyance à une autre vie, où chacun sera traité selon ses mérites; mais peut-être n’y aura-t-il pas plus de paradis pour l’artiste que pour le catholique, les générations futures se tromperont comme la nôtre, continuant le malentendu, préférant aux œuvres puissantes les petites bêtises aimables [432].

Ce qui le réconforte, c’est de croire que nous marchons à la raison et à la solidité de la science. On ne s’est jamais tant querellé, on n’y a jamais vu moins net, et c’était fatal ; ce siècle qui a fait déjà tant de clarté, devait s’achever sous la menace d’un nouveau flot de ténèbres, cet excès d’activité et d’orgueil devait nous rejeter au doute; on a trop promis, on a trop espéré, on a attendu la conquête et l’explication de tout, et l’impatience gronde, le pessimisme lord les entrailles, le mysticisme embrume les cervelles; c’est une faillite du siècle, une convulsion dernière du vieil effarement religieux, l’impuissante révolte du surnaturel sous les grands coups de lumière de l’analyse, une courte halte de fatigue et d’angoisse. Et devant la tombe de Claude Lantier, creusée dans la froide banlieue de Saint-Ouen, en ce plat cimetière de Cayenne où pas une tombe ne parle d’orgueil ni d’éternité, Pierre Sandoz, encore aveuglé par les larmes, secoue son désespoir, et, n’attendant ni bonne foi ni justice, retourne au travail, unique source d’énergie et de joie. (L’Œuvre.)