Séverine Aubry

— Fille cadette d’un jardinier au service des Grandmorin. Sa mère est morte en couches, et Séverine entrait dans sa treizième année lorsqu’elle a perdu son père. Le président Grandmorin, dont elle était la filleule, est devenu son tuteur, il l’a gardée près de sa fille Berthe. Les deux compagnes sont allées au même pensionnat de Rouen, elles passaient leurs vacances au château de Doinville; c’est là que, docile et ignorante, la petite Aubry s’est pliée aux désirs honteux du vieux président ; plus tard, simplement désireuse d’arranger les choses, elle s’est laissé marier avec Roubaud, un employé de l’Ouest. Dans l’éclat de ses vingt-cinq ans, elle semble grande, mince et souple, grasse pourtant avec de petits os ; elle n’est point jolie d’abord, la face longue, la bouche forte, éclairée de dents admirables; mais à la regarder, elle séduit par le charme, 1’étrangeté de ses longs yeux bleus, des yeux de pervenche, sous son épaisse chevelure noire. Mariée depuis trois ans, Séverine reste une grande enfant passive, d’une affection filiale, où l’amante ne s’est point éveillée ; elle aime à se faire cajoler et couvrir de baisers qu’elle ne rend pas, et cette femme, qui a connu les lubricités anormales d’un vieillard, reste sans vice, dans sa demi-inconscience de fille douée, chaste malgré tout. Un instant d’oubli, un insignifiant mensonge qu’elle n’a pas su maintenir, révèle tout son passé à Roubaud, et Séverine ne comprend rien à la soudaine fureur de ce jaloux pour qui elle n’a qu’une calme affection de camarade; elle se laisse arracher toute la vérité, des détails affolants qui jettent l’homme à la folie du sang; et, complètement dominée par son mari, instrument d’amour devenu instrument de mort, elle accepte la complicité d’un assassinat : Grandmorin est attiré dans un guet-apens, et c’est elle qui, de tout son corps, pèse sur les jambes de la victime, pendant que le meurtrier enfonce le couteau. Les sens de Séverine ne s’éveillent que plus tard, dans les bras de Jacques Lantier. Gomme celui-ci a deviné le crime, elle n’a d’abord eu qu’une pensée, le sentir à elle, tout à elle, faire de lui sa chose pour n’avoir plus à le craindre; puis, elle s’est mise à l’aimer de tout son cœur vierge. C’est l’horreur du passé qui la donne à Jacques, dans le désir de disparaître en lui, d’être sa servante. Alors elle se passionne, elle se dégage de cette longue virginité froide, dont ni les pratiques séniles du président, ni les brutalités conjugales n’ont pu la tirer; elle se donne sans réserve et garde du plaisir une reconnaissance brûlante. Le crime a rompu tout lien entre Roubaud, réfugié dans la passion du jeu, et Séverine, devenue amoureuse ; la vie commune n’est plus que le contact obligé de deux êtres liés l’un à l’autre, passant des journées entières sans échanger une parole, allant et venant côte à côte, comme étrangers désormais. Longtemps, ils ont eu peur; la vérité, que le juge Denizet avait soupçonnée, est connue de M. Camy-Lamotte ; leur destinée a dépendu de lui, mais des considérations politiques ont fait classer l’affaire, nulle crainte ne subsiste, les meurtriers sont même entrés en possession d’un legs de leur victime, et la pensée de cette petite fortune, qui lui permettrait d’aller vivre en Amérique avec Jacques, loin des souvenirs sanglants, achève de surexciter Séverine Aubry. Son mari, tombé à l’avachissement, l’a outrée par sa complaisance devant un flagrant délit ; il l’a écœurée en jetant au jeu les dix mille francs trouvés dans le portefeuille de Grandmorin; elle finit par rêver un nouveau crime qui la rendra libre. Mais eu éveillant l’instinct du meurtre qui somnolait en l’âme obscure de Jacques, c’est elle seule que Séverine a condamnée, c’est contre elle-même qu’elle a déchaîné la bête humaine, et le couteau qui devait la libérer, le couteau qui a déjà servi au premier crime, lui pénètre de toute sa lame dans la gorge, la tuant de la même blessure, bâillante, affreuse, qui a tué Grandmorin. (La Bête humaine.)