Denizet

— Juge d’instruction à Rouen. C’est le fils d’un gros éleveur de Normandie ; il a fait son droit à Caen, est entré assez tard dans la magistrature et n’a obtenu qu’un avancement difficile, grâce à son origine paysanne, aggravée par une faillite paternelle. Substitut à Bernay, à Dieppe, au Havre, il a mis dix ans pour devenir procureur impérial à Pont-Audemer. Envoyé à Rouen comme substitut, il y est juge d’instruction depuis dix-huit mois, à cinquante ans passés. C’est un homme petit et assez fort, entièrement rasé, grisonnant déjà; les joues épaisses, le menton carré, le nez large, ont une immobilité blême, qu’augmentent encore les paupières lourdes, retombant à demi sur de gros yeux clairs; mais toute la sagacité, toute l’adresse qu’il croit avoir, s’est réfugiée dans la bouche, une de ces bouches de comédien jouant leurs sentiments a la ville, d’une mobilité extrême, et qui s’amincit, dans les minutes où il devient très fin; la finesse le perd le plus souvent, il est trop perspicace, il ruse trop avec la vérité simple et bonne, d’après un idéal de métier, s’étant fait de sa fonction un type d’anatomiste moral, doué de seconde vue, extrêmement spirituel [109].

Sans fortune, ravagé de besoins que ne peuvent contenter ses maigres appointements, il vit dans cette dépendance de la magistrature mat payée, acceptée seulement des médiocres, et où les intelligents se dévorent, en attendant de se vendre. Lui, loin d’être un sot, est d’une intelligence très vive, très déliée, honnête même, ayant l’amour de son métier, grisé de sa toute-puissance, qui le fait, dans son cabinet de juge, maître absolu de la liberté des autres [100]. Son intérêt seul corrige sa passion et, comme il a un cuisant désir d’être décoré et de passer à Paris, il ne se laisse emporter par l’amour de la vérité que dans les affaires où son avenir n’est pas en jeu. Chargé de découvrir les assassins du président Grandmorin, il sait faire aux nécessités gouvernementales le sacrifice de l’idée de justice et il classe l’affaire, sur le désir exprimé par le ministère, dans la personne du secrétaire général Camy-Lamotte; sa complaisance sera récompensée par la croix au 15 août et une nomination de conseiller à Paris, dès le premier poste vacant [150]. Plus tard, après l’assassinat de Séverine Aubry, qui remet en question l’affaire Grandmorin, on lui permet de déployer enfin toutes ses hautes qualités de perspicacité et d’énergie; par un chef-d’œuvre de fine logique, il parvient à prouver lumineusement la complicité de Cabuche et de Roubaud, complicité qui, d’ailleurs, n’a jamais existé et dont la démonstration entraîne une double erreur judiciaire [405]. (La Bête humaine.)