—Fils de Joseph-Casimir. Mari de Rose Maliverne. Père de Jésus-Christ, de Buteau et de Fanny Delhomme. Il a eu en partage sept arpents de terre et a épousé Rose, héritière de douze arpents, il a cultivé ces biens avec acharnement, il les a augmentés lopins à lopins, au prix de lapins sordide avarice. Telle parcelle représente des mois de pain et de fromage, des hivers sans feu, des étés de travaux brûlants, sans autre soutien que quelques gorgées d’eau. Il a aimé la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. Ni épouse, ni enfants, ni personne, rien d’humain: la terre! [20] Pendant des années, tous, la femme, les enfants ont tremblé sous lui, sous ce despotisme rude du chef de la famille paysanne [27]. Il a ainsi vécu jusqu’à soixante-dix ans. Sauf ses jambes, il est gaillard encore, bien tenu; il a de petits favoris blancs, en pattes de lièvre correctes ; le long nez de la famille aiguise sa face maigre, aux plans de cuir coupés de grands plis. Mais, jadis très robuste, il est maintenant desséché et rapetissé, son corps se courbe, comme pour retourner à cette terre, si violemment désirée et possédée. Et l’heure est, venue: comme le père Fouan ne peut plus cultiver lui-même, qu’il ne veut pas introduire chez lui des étrangers qui pilleraient, que son cœur se fend de voir la bonne terre se gâter faute de soin, que d’autre part, la donation entre vifs offre aux familles une économie sur les droits d’héritage, il se décide à céder le bien à ses fils, comme son père le lui a cédé à lui-même, enragé de sa vieillesse impuissante. La maison qu’il habite au bas de Rognes vient de sa femme rose; ils garderont cette maison et le jardin, jouiront de redevances en nature, et chacun des enfants leur servira deux cents francs de rente viagère. Fouan pourrait vivre satisfait, car il possède un magot, trois cents francs de rente, que nul ne connaît. Mais quinze jours après le partage, malade de n’avoir plus de terre, il fait la sottise de conclure un marché de dupe avec le père Saucisse, celui-ci cédant, après sa mort, un arpent de bien, à la condition de recevoir, sa vie durant, quinze sous chaque matin. Et c’est une dernière illusion, où le père Fouan contente vaguement sa passion de la terre.
Aujourd’hui, il connaît le supplice de l’oisiveté, plus de bêtes, plus de travail, ni rien qui grouille, dans le vide des bâtiments et de la cour. C’est une existence morne, ses bras se détraquent dans le repos, pareils à d’antiques machines jetées aux ferrailles [132]. Et comme les enfants, devenus rapaces depuis qu’ils possèdent, font mal leur devoir, comme les redevances en nature sont pitoyablement acquittées, que Jésus-Christ ne paye pas un sou de sa part, que Buteau liarde, les anciens doivent se restreindre et même tuer leur vieux chien, qui coûte trop à nourrir. C’est le premier sacrifice. Devenu veuf, le père Fouan vit un an, silencieux dans la maison déserte. El son autorité peu à peu morte s’étant réfugiée dans une obstination de vieil homme, même contraire à son bien-être, il refuse longtemps d’aller vivre avec ses enfants. Mais l’existence devient intenable; Fouan affaibli, la voix cassée, les bras débiles, les reins courbés chaque jour davantage, se laisse recueillir par les Delhomme, qui sont las d’être seuls à payer la rente ; le vieux n’avait plus de terre, il n’aura plus de maison [231]. Et comme Fanny, susceptible et maniaque, lui fait la vie dure, il change de logis, accepte tour à tour l’hospitalité de ses deux fils, Buteau qui le rudoie et Jésus-Christ qui le pressure, tous deux ayant deviné le magot et voulant s’en emparer; c’est une sourde lutte, d’où Buteau sortira vainqueur.
Fouan, définitivement dépouillé, mis dehors par ses enfants, retombé dans le mépris de tous, erre pendant une nuit et un jour entier autour de ses anciennes terres; les chiens qui ont un toit de paille lui font envie [417]. Et tout son corps tremble sous la violence de la faim, sa tête ne commande plus, ses jambes marchent toutes seules, la bête le ramène chez Buteau, où il vivra désormais isolé, à des lieues, restant dans son silence comme séparé et enseveli, sans un regard, sans un mot, l’air d’un aveugle et d’un muet, ombre traînante au milieu des vivants [425]. Ce n’est plus le vieux paysan propret. Sa face s’est amincie et décharnée, son grand nez osseux s’allonge vers la terre, ses joues sont envahies d’une barbe blanche, longue et sale ; et il va, les reins cassés, n’ayant plus qu’à faire la culbute finale pour tomber dans la fosse [427]. Mais cette fin normale lui sera refusée. Il a vu le viol et l’assassinat de sa petite-fille Françoise Mouche; un nouveau crime ne coûte rien à Buteau ni à Lise pour supprimer ce témoin gênant, qui est aussi une bouche inutile. Le père Fouan meurt étouffé dans son lit et grillé vif. (La Terre.)