Gagnière

— Un peintre, de la bande de Claude Lantier. Petit, vague, il a une figure poupine et étonnée, avec des yeux verts et une légère barbe blonde. Originaire de Melun, fils de gros bourgeois qui lui ont laissé là-bas deux maisons, il a appris la peinture tout seul dans la forêt de Fontainebleau, il dessine des paysages consciencieux, d’intentions excellentes [96j. Ses scrupules de conscience artistique Je tiennent pendant des mois sur une toile grande comme la main. A la suite des paysagistes français, ces maîtres qui ont les premiers conquis la nature, il se préoccupe de la justesse du ton, de l’exacte observation des valeurs, en théoricien dont l’honnêteté finit par alourdir la main; et, souvent, il n’ose plus risquer une note vibrante, il est d’une tristesse grise qui étonne [102].

Sa vraie passion est la musique, une folie de musique, une flambée cérébrale qui le met de plain-pied avec les plus exaspérés de la bande. S’il s’indigne devant la foule qui hue le Plein Air de Claude Lantier, c’est parce qu’il reconnaît autour de lui les imbéciles qui sifflent Wagner chaque dimanche, aux concerts Pasdeloup [165]. On le retrouve, plus tard, enfoncé dans la théorie des couleurs complémentaires, intéressé par ce principe mathématique, qui fait entrer la science dans la peinture; mais il reste toujours fou de musique, ayant des sourires d’extase devant Haydn, à la petite voix chevrotante d’aïeule poudrée, Mozart, le génie précurseur qui a donné à l’orchestre une voix individuelle, Beethoven que ces deux-là ont fait, l’héroïque logicien Beethoven, le pétrisseur de cervelles, le créateur de la symphonie avec chœurs d’où sont partis tous les grands d’aujourd’hui; et il ne tarit pas sur les romantiques Weber et Schubert, sur Rossini, le don en personne, si étonnant par l’abondance de son invention, sur Meyerbeer, le malin qui a profité des trois autres; et il exalte Berlioz, le Delacroix de la musique, et Chopin, le poète envoie des névroses, et Mendelssohn, le ciseleur impeccable, et Schumann, dont le chant plane sur les ruines du monde, et enfin Wagner, le dieu en qui s’incarnent des siècles de musique [265].

Son amour .pour cet art qu’il préfère à tout l’a poussé à prendre des leçons de piano chez une vieille demoiselle [213]. Il se fixe à Melun, où il habite une de ses deux maisons, en vivant chichement de la location de l’autre. Il s’est marié avec sa maîtresse de piano, qui lui joue du Wagner le soir [342]. Deux ou trois fois par mois, Gagniére vient à Paris, tout effaré, pour un concert [411]; il continue à exposer tous les ans un bord de Seine, d’un joli ton gris, consciencieux et si discret que le public ne le remarque jamais. D’ailleurs, l’homme ne change pas, il blondit en vieillissant [439], mais si l’âge semble le rajeunir au physique, son moral s’aigrit, le succès des autres lui allonge les dents; d’accord avec Maboudeau, il massacre les Jory et les Fagerolles, dont la réussite l’exaspère, et il s’acharne sur Claude, qui est à terre, celui-là, et qu’il regrette d’avoir fréquenté [449].  _(L’Œ_uvre.)