Gundermann

— Le roi de la banque juive, le maître de la Bourse et du monde. C’est un homme de soixante ans, dont l’énorme tête chauve, au nez épais, aux yeux ronds à fleur de tête, exprime un entêtement et une fatigue énormes. Occupe rue de Provence un immense hôtel, tout juste assez grand pour son innombrable famille. Quand sa descendance, enfants et petits-enfants, est réunie au repas du soir, ils sont, en les comptant, sa femme et lui, trente et un a table. En moins d’un siècle, la monstrueuse fortune d’un milliard est née, a poussé et débordé dans cette famille, par l’épargne, par l’heureux concours aussi des événements. II y a là comme une prédestination, aidée d’une intelligence vive, d’un travail acharné, d’un effort prudent et invincible, continuellement tendu vers le môme but. Tous les fleuves de l’or vont à cette mer [92].

Levé dès cinq heures, le banquier roi est au travail lorsque Paris dort encore et quand, vers neuf heures, la bousculade des appétits se rue devant lui, sa journée est déjà faite. L’air impassible et morne, les yeux glauques, il reçoit durant des heures, jusqu’au déjeuner, tout un défilé de coulissiers, de marchands de curiosités, de dames louches produisant de jolies filles, d’inventeurs, d’étrangers venus de partout, foule variée alternant avec toute une série de remisiers qui présentent mécaniquement la cote. Dans celte pièce, publique comme une place, emplie d’un vacarme d’enfants, des ambassadeurs sont reçus debout. Gundermann trafique de son milliard en commerçant rusé et prudent, en maître absolu, obéi sur un coup d’œil, voulant tout entendre, tout voir, tout faire par lui-même. Ce n’est plus la figure de l’avare classique qui thésaurise, c’est l’ouvrier impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse, qui continue à édifier obstinément sa tour de millions, avec l’unique rêve de la léguer aux siens, pour qu’ils la grandissent encore jusqu’à ce qu’elle domine la terre [98]. Et cet homme souffre depuis vingt ans d’une maladie d’estomac, il ne se nourrit absolument que de lait.

Sobre et de froide logique, il n’a jamais pu s’entendre avec Saccard, passionné et jouisseur. Il assiste sans émoi à la création de la Banque Universelle, qui va syndiquer les intérêts catholiques, et se dresser comme une menace devant la haute banque juive. Il s’émeut à peine d’un coup de Bourse où ce casse-cou de Saccard l’a battu ; il attend patiemment, sur de la revanche, sachant que l’édifice du spéculateur, édifié sans bases solides, développé sans mesure, se lézardera vite et pourra être jeté par terre d’un coup d’épaule [220]. L’heure venue, il mène une rude campagne à la baisse, subit sans sourciller des liquidations désastreuses et fait avancer chaque fois ses grosses réserves d’écus. Aucun sacrifice ne lui coûte pour rester maître absolu du marché [348]. Et il oppose aux extravagances de Saccard une froide obstination qui lui donnera la victoire le jour où, connaissant par la baronne Sandorff, passée sans profit à son service, la position exacte de la Banque Universelle, il décidera brusquement d’en finir [354]. D’ailleurs, après la ruine de Saccard, il est le premier à s’offrir pour éviter l’immédiate déclaration de faillite et empêcher un ébranlement trop général. Il est au-dessus de la rancune, n’ayant d’autre gloire que de rester le premier marchand d’argent du monde, le plus riche et le plus avisé, ayant réussi A sacrifier toutes ses passions à l’accroissement continu de sa fortune [374]. (L’Argent.)