Mathilde Jabouille

— Femme de l’herboriste. On la nomme familièrement Mathilde. Elle a trente ans, elle est brune, la figure plate, ravagée de maigreur, avec des yeux de passion, aux paupières violâtres et meurtries. Sou rire montre les trous noirs de sa bouche, où manquent plusieurs dents, et elle est ainsi laide à inquiéter, dévastée déjà, la peau cuite, collée sur les os. Une senteur forte s’exhale d’elle, la senteur des simples dont sa robe se trouve imprégnée et qu’elle apporte dans sa chevelure grasse, défrisée toujours; il semble que son baleine souffle la flamme de la menthe poivrée. Ce sont les prêtres, dit-on, qui l’ont mariée au petit Jabouille. On aperçoit parfois de vagues ombres de soutanes, traversant le mystère de la boutique; il y règne une discrétion de cloître, une onction de sacristie, dans la vente des canules ; et les dévotes chuchotent là comme au confessionnal, glissent des injecteurs au fond de leur sac, puis s’en vont, les yeux baissés. Par malheur, des bruits d’avortement ont couru. Bien que Mathilde ait de la religion, la clientèle pieuse l’abandonne peu à peu, trouvent qu’elle s’affiche trop avec des jeunes gens, maintenant que Jabouille tousse à rendre l’âme, réduit à rien, la chair finie [84].

Cette femme ardente se partage entre Mahoudeau et Chaîne; on la rencontre souvent dans leur atelier, où elle s’offre à tous les hommes. C’est là que Jory la tente pour la première fois, avec sa fraîcheur de poulet gras et son grand nez rose qui promet. Après la mort de Jabouille, elle retombe à la dévotion, ce qui ne l’empêche pas de scandaliser le quartier. L’herboristerie glisse alors à un abandon de ruines; Mathilde ne paye plus personne, elle en arrive à s’économiser les frais d’un ouvrier, en confiant à Chaîne la réparation des injecteurs et des seringues que les dévotes lui rapportent, soigneusement dissimulés dans des journaux. Elle a maigri encore, la face éclaboussée de sang sous la peau, avec ses yeux de flamme, la bouche élargie par la perte de deux autres dents; ses odeurs d’aromates ont ranci. Ce n’est plus seulement Chaîne et Mahoudeau, c’est Jory, Gagnière, toute la bande qui défile chez elle, chacun à son tour, plusieurs même à la fois si l’on trouve ça plus drôle et, derrière le rempart des bandages et des clysopompes, sous les fleurs à tisane qui tombent du plafond. de vrais horreurs se passent, des choses épatantes, renouvelées des Romains [227].

Mathilde s’envoie brusquement, enlevée par Jory, cachée par lui au fond d’un logement discret. Elle le nourrit a crever de petits plats, l’abêtit de caresses amoureuses, le gorge de tout ce qu’il aime et finit parle tenir cloîtré, despotiquement [342]. Réduit à une obéissance peureuse de petit garçon, Jory devenu riche la supplie de se laisser épouser, elle refuse fièrement pendant six mois et condescend enfin à lui donner sa main. Dès lors, une épouse autoritaire, affamée de respect, dévorée d’ambition et de lucre, se dégage de l’ancienne gode impudique; elle ne le trompe même pas, d’une vertu aigre de femme honnête, oublieuse des pratiques d’autrefois, qu’elle a gardées avec lui seul, pour en faire l’instrument conjugal de sa puissance [408]. Et Jory la produit dans le monde.

Elle est devenue très grasse, ronde et blonde, de maigre et brûlée qu’elle était. Sa laideur inquiétante de fille se fond dans une enflure bourgeoise de la face, sa bouche aux trous noirs montre maintenant des dents trop blanches, quand elle veut bien sourire, d’un retroussement dédaigneux des lèvres. Et les amis de jadis ricanent en regardant cette bouche si bien meublée aujourd’hui, et qui jadis ne pouvait pas mordre, heureusement [440]. Mathilde est respectable avec exagération, ses quarante-cinq ans lui donnent du poids, à côté de son mari plus jeune, qui semble être son neveu. La seule chose qu’elle garde est une violence de parfums, elle se noie des essences les plus fortes, comme si elle tentait d’arracher de sa peau les odeurs dont l’herboristerie l’avait imprégnée [438]. Elle affecte une familiarité mondaine avec Henriette Sandoz, salue d’un petit geste sec Christine Lantier dont le passé lui paraît douteux, dîne sans sourciller à côté des anciens habitués de son arrière-boutique, et cette farceuse sur le retour, cette vieille gaupe engraissée, parle musique avec langueur, roucoulant et se chatouillant avec du Beethoven et du Schumann [453]. (L’Œuvre.)