— Fils de Gervaise Macquart et d’Auguste Lantier. Père de Jacques-Louis. Né à Plassans en 1842, Claude a, été recueilli par sa grand’mère paternelle [151]. Quand celle-ci meurt, en 1851, il est emmené à paris par ses parents [179]. (La Fortune des Rougon.)
Il vit pendant quelque temps avec sa mère, que Lamier a abandonnée et qui s’est mariée avec Coupeau. Par bonheur, un vieux monsieur de Plassans, séduit par les ânes et les bonnes femmes que Claude dessinait, s’est imaginé de le redemander à sa mère et l’a mis au collège [12 1]. (L’Assommoir.)
Plus tard, l’excellent homme est mort en lui laissant mille francs de rente, ce qui l’empêche de mourir de faim dans la rude carrière qu’il a entreprise. Claude est peintre ; c’est un garçon maigre, avec de gros os, une grosse tète, barbu, le nez très fin, les yeux minces et clairs. Il porte un chapeau de feutre noir, roussi, déformé, et il se boutonne au fond d’un immense paletot déteint. Avant la haine du romantisme et de la peinture à idées, il se plaît aux Halles, qu’il admire en artiste, cherchant des natures mortes colossales; c’est un moderne qui aime son époque et voudrait mettre Cadine et Marjolin dans un tableau énorme, assis sur leur lit de nourriture, échangeant le baiser idyllique, synthétisant l’art contemporain tout expérimental et tout matérialiste [221]. Logé au fond de l’impasse des Bourdonnais, il passe sa vie aux Halles, le ventre creux, mais avant un grand amour pour cet amoncellement de vivres qui monte au beau milieu de Paris chaque matin. Claude résiste à Florent, qui cherche à l’entraîner dans son rêve politique [301]; il partage pourtant, en artiste sincère et laborieux, sa colère contre les bourgeois repus [355] et, révolté par le cruel égoïsme de sa tante Lisa Quenu, il trouve ce cri écœuré : « Quels gredins que les honnêtes gens ! » (Le Ventre de Paris.)
Claude est désigné comme membre du conseil de famille sa cousine Pauline Quenu [26]. (La Joie de vivre.)
Il a quitté par économie l’impasse des Bourdonnais et s’est installé un atelier dans ‘es combles de l’ancien hôtel du Marloy, à l’angle du quai de Bourbon et de la rue de la Femme-sans-Tête. Là, il vit en sauvage, dans un absolu dédain pour tout ce qui n’est pas la peinture. D’une timidité souffrante qu’il cache sous une fanfaronnade de brutalité, il traite toutes les filles en garçon qui les ignore; ses amis, Pierre Sandoz et les autres, sont d’anciens condisciples du collège de Plassans, retrouvés à Paris et devenus comme lui des révolutionnaires de l’art. Claude s’est vite dégoûté des exercices d’école chez le peintre Berthou, il déclame contre le travail au Louvre, où l’œil se gâte à des copies qui encrassent pour toujours la vision du monde où l’on vit; pour lui, A n’y pas en art autre chose que de donner ce qu’on a dans le ventre, tout se réduit à planter une bonne femme devant soi, puis à la rendre comme on la sent; il se contente d’aller peindre chez Boutin, un atelier libre où l’on trouve du nu à volonté.
Plein d’admiration pour Delacroix, le vieux lion romantique, et pour Courbet, un rude ouvrier dont le fameux réalisme n’est guère que dans les sujets, tandis que la vision reste celle des vieux maîtres, Claude, tourmenté d’un besoin de créer, aspire à une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu’ils se comportent dans de la vraie lumière; il rêve de rendre la vie telle qu’elle passe dans les rues, la vie des pauvres et celle des riches, toute la vie moderne [51]. En son atelier, il y a quelques études, des esquisses flamboyantes rapportées du Midi, des anatomies terriblement exactes, d’admirables morceaux qui annoncent un grand peintre, doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines et inexpliquées. Son malheur est de ne pouvoir jamais lâcher à temps la besogne; il se grise de travail, dans le besoin d’avoir une certitude immédiate, de se prouver qu’il tient enfin son chef-d’œuvre; puis, tout à coup, rien de clair et de vivant ne vient plus sous ses doigts, une lésion de ses yeux semble l’empêcher de voir juste, ses mains cessent d’être à lui, et il s’affole davantage, en s’irritant de cet inconnu héréditaire, qui parfois lui rend la création si heureuse et qui d’autres fois l’abêtit de stérilité [59].
Pour son Plein Air, tableau fameux d’où va naître une école, il s’épuise à chercher un modèle digne de la figure qu’il rêve : une femme nue, couchée dans l’herbe, sous une ondée de soleil, une femme les paupières closes, souriante dans la pluie d’or qui la baigne; tandis qu’au fond deux autres petites femmes, une brune et une blonde, également nues, luttent en riant, détachant deux adorables notes de chair parmi les verts de la forêt, et qu’au premier plan, pour faire une opposition noire, un monsieur est assis, tournant le dos, ne montrant que son veston de velours [32]. Claude a une passion de chaste pour la chair de la femme, un amour fou des nudités désirées et jamais possédées [56]. La figure qu’il a inutilement cherchée pour son tableau, il la trouve en Christine Hallegrain, recueillie une nuit d’orage, et dont la nudité entrevue, un pou mince, un peu grêle d’enfance, mais souple, d’une jeunesse fraîche, avec des seins déjà mûrs, fait naître en lui un émerveillement d’artiste. Et alors que Christine se prend d’amour au point de sacrifier toute sa pudeur de fille chaste et de poser nue devant le peintre suppliant, Claude, lui, ne se grise que de son art. Il achève son tableau dans un viril effort, un tableau qui lui vaudra, au Salon des Refusés, des railleries et des outrages, toutes les âneries, les réflexions saugrenues, les ricanements stupides et mauvais, que la vue d’une œuvre originale peut tirer à l’imbécillité bourgeoise [161]; pourtant, la femme couchée dans l’herbe est resplendissante de vie, les maladresses de l’œuvre n’empêchent pas le joli ton général, le coup de lumière, une lumière gris d’argent, fine, diffuse, égayée de tous les reflets dansants du plein air [166].
D’une sensibilité de femme, au milieu de ses rudesses révolutionnaires, s’attendant toujours au martyre et toujours saignant, toujours stupéfait d’être repoussé, Claude a senti un grand froid de glace devant la foule hostile et, dans le désarroi de son idéal, il se donne à Christine, il fuit avec elle à Bennecourt, vers le grand repos de la bonne nature, enveloppé par son amante d’une haleine de flamme où s’évanouissent ses volontés d’artiste [191]. C’est un heureux temps de flâneries sans fin, de parties de canot à travers les îles semées au fil de l’eau. Puis, après quelques saisons d’entier oubli, où Sandoz même, l’ami de toujours, a été délaissé, Claude commence à se désespérer de sa solitude. Il adore encore Christine, il la possède avec l’emportement éperdu d’un amant qui demande à l’amour l’oubli de tout, la joie unique, mais comme on ne peut aller au delà du baiser, l’amante ne suffit plus. Son autre maîtresse, la peinture, l’a repris. Et c’est alors le retour à Paris, l’installation dans un petit atelier rue de Douai, près du boulevard de Clichy, trois années où Claude ne doute plus, une certitude d’incarner enfin la formule nouvelle. Il peint d’abord, derrière la butte Montmartre, un fond de misère, avec des masures basses, dominées par des cheminées d’usines, et au premier plan, dans la neige, nue fillette et un voyou en loques, dévorant des pommes volées; c’est ensuite un bout du square des Batignolles, en mai, des bonnes et des petits bourgeois du quartier, regardant trois gamines en train de faire des pâtés de sable; puis, c’est le plein soleil de la place du Carrousel, à une heure, lorsque le soleil tape d’aplomb. Ma1gré leurs oppositions, toutes ces toiles sont chaque fois refusées par le jury, résolu à étrangler un artiste original, et Claude retombe il ses doutes, les crises se multiplient, il recommence à vivre des semaines abominables, se dévorant, tour à loin, emporté et abattu, éternellement secoué de l’incertitude à l’espérance. Son unique soutien est le rêve consolateur de l’œuvre future, celle où il se satisfera enfin, où ses mains se délieront polir la création ; ce qu’il fera plus lard, il le voit superbe et héroïque, inattaquable, indestructible, [274].
Après avoir longuement cherché qui sujet, tourmenté par des superstitions de femme nerveuse, il le trouve au pont des Saints-Pères, avec le port Saint-Nicolas et son peuple de débardeurs, au premier plan, puis le pont des Arts, d’une légèreté de dentelle noire, les vieilles arches du Pont-Neuf, l’Hôtel de Ville, le clocher carré de Saint-Gervais et, au centre de l’immense tableau, la Cité, cette proue de l’antique navire, éternellement dorée par le couchant, surmontée de deux flèches, celles de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, toutes deux d’une élégance si fine qu’elles semblent frémir à la brise, hautaine mâture du vaisseau séculaire, plongeant dans la clarté en plein ciel C’est, à cette œuvre qu’il va tout sacrifier, la rente qui le faisait vivre et dont le capital, réalisé, sera vite englouti, son enfant qu’il ne verra même pas dépérir, sa femme qu’il réduira au misérable métier de modèle, qu’il outragera inconsciemment, qu’il ne connaîtra même plus. Il a loué rue Tourlaque un grand hangar oit il vit des années sur sa toile, n’ayant d’entrailles que pont, elle, tantôt ravi délicieusement par des joies folles, tantôt retombé à terre, si misérable, si déchiré de doutes, que les moribonds râlant dans les lits d’hôpitaux sont, plus heureux que lui [311]. Sa claire vision l’abandonne, il cède à un symbolisme secret en supprimant la barque conduite par nu marinier, et en lui substituant une autre barque très grande, tenant le milieu de la composition, et que trois femmes occupent, dont une entièrement nue et qui rayonne là comme un soleil ; en cette nudité, il incarne la chair même de Paris, la ville nue et passionnée, resplendissante d’une beauté de femme [315].
Mais l’impuissance le poursuit, il reste un génie incomplet, dans le déséquilibrement des nerfs dont il souffre, le détraquement héréditaire qui, pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme, va faire un fou [327]. Comme il voit tout à coup que son tableau est raté, il expose l’Enfant mort, son malheureux Jean-Louis qui vient d’expirer et qui n’est plus pour lui qu’un modèle passionnant. Et l’indifférence de la foule devant ce petit chef-d’œuvre de clarté et de puissance achève l’affolement du peintre, c’est lui pourtant, le véritable triomphateur du Salon, car c’est lui que tous pillent, c’est son Plein Air d’autrefois, que l’habile Fagerolles a truqué. Mais il ne se résigne pas à être le précurseur qui sème l’idée sans récolter la gloire, il se désole se voir volé, dévoré par les bâcleurs de besogne, et dès lors, l’idée de suicide germe en lui, ses yeux restent fous, on y voit comme une mort de la lumière, quand ils se fixent sur l’œuvre manquée de sa vie [415]; rien ne lui est épargné, il a la rancœur d’entendre Mahoudeau, Gagnière, ses anciens disciples, enragés contre lui depuis qu’il est à terre [450].
Une dernière crise le ramène à son tableau, la nuit, et dans un élan exaspéré de créateur, une bougie à la main, il se met à travailler à la Femme nue, lui peignant le ventre et les cuisses en visionnaire affolé [163], fleurissant son sexe d’une rose mystique. Et la passionnée Christine a beau l’éveiller de son rêve, le reprendre, lui donner une griserie de volupté, Claude retourne à la fatalité de son destin, il se pend, il meurt devant l’idole peinte [476]. Cet artiste génial est accompagné par Sandoz et Bongrand au cimetière de Cayenne, à Saint-Ouen, un grand cimetière plat, tiré au cordeau, dominé par le talus du chemin de fer, et on l’inhume en face du carré des enfants [488]. (L’Œuvre.)
(1) Claude Lantier, né en 1812, épouse en l865 Christine Hallegrain, dont le père était paraplégique, maîtresse avec laquelle il vit depuis six ans et dont il a un fils, Jacques, âgé de cinq ans; perd ce fils en 1869, et lui-même se pend en 1870. [Mélange fusion. Prédominance morale te ressemblance physique de la mère. Hérédité d’une névrose se tournant en génie]. Peintre. (Arbre généalogique des Rougon-Macquart.)