Laurent

— Garçon jardinier à Bazeilles. Grand garçon maigre, âgé d’une trentaine d’années et qui a perdu récemment sa mère et sa femme, emportées par la même mauvaise fièvre. Pendant la bataille du 1er septembre, vêtu d’un pantalon et d’une veste de toile bleue, il a ramassé un fusil à côté du cadavre d’un soldat et il va participer à la défense de la maison Weiss. N’ayant que sa carcasse, il veut la donner et, comme il ne tire pas mal, il trouve drôle de démolir un Prussien à chaque coup [286]. A genoux, le canon de son chassepot appuyé dans l’étroite fente d’une meurtrière, comme à l’affût, il ne lâche la détente qu’en toute certitude, annonçant même le résultat à l’avance, continuant paisiblement, sans se hâter, ayant de quoi faire, dit-il, car il lui faudrait du temps pour les tuer tous de la sorte, un à un [288]. Et quand les Bavarois, désespérant de venir à bout de cette poignée d’enragés qui les retardent dans leur marche, amènent de l’artillerie et font à la maison Weiss, où ne survivent que six combattants, les honneurs de la canonnade, Laurent, toujours agenouillé, vise avec soin les artilleurs, tuant son homme chaque fois, si bien que le service de la pièce n’arrive pas à se faire et qu’il se passe cinq oui six minutes avant que le premier coup soit tiré [291]. Dès que les assiégés n’ont plus de cartouches, l’ennemi furieux envahit la maison, Laurent est charrié jusqu’au mur d’en face, parmi de telles vociférations que la voix des chefs ne s’entend plus. Devant le peloton d’exécution, son calme ne l’a pas abandonné ; les mains dans les poches, plein de dégoût pour ces sauvages qui vont tuer Weiss sous les yeux de sa femme, il les dévisage avec mépris, les traite de sales cochons et, atteint par les balles, tombe comme une masse, la face contre terre [296]. (La Débâcle.)