— Une machine d’express de la Compagnie de l’Ouest, la machine du mécanicien Jacques Lantier. En dehors du numéro qui la désigne, elle porte selon l’usage le nom d’une gare du réseau ; le sien est Lison, une station du Cotentin. Mais Jacques, par tendresse, en a fait un nom de femme, la Lison, comme il dit, avec une grâce caressante. Il l’aime parce qu’elle est douce, obéissante, facile au démarrage, d’une marche régulière et continue, grâce à sa bonne vaporisation. D’autres machines, identiquement construites, montées avec le même soin, ne montrent aucune de ses qualités. C’est que la structure d’une machine n’est pas tout ; il y a aussi l’âme, le mystère de la fabrication, ce quelque chose que le martelage ajoute au métal, que le tour de main de l’ouvrier donne aux pièces : la personnalité de la machine, la vie. Jacques aime la Lison en mâle reconnaissant, elle part et s’arrête vite, ainsi qu’une cavale vigoureuse et docile; elle lui gagne des sous, grâce aux primes de chauffage, car elle vaporise si bien qu’elle fait de grosses économies de charbon ; le seul reproche qu’elle mérite, c’est d’exiger beaucoup de graisse ; elle en a une faim continue, il faut ça à son tempérament et Jacques se contente de dire, avec son chauffeur Pecqueux, en manière de plaisanterie, qu’à l’exemple des belles femmes, elle a le besoin d’être graissée trop souvent [164].
Lorsqu’il se met à aimer Séverine Roubaud, Jacques n’a plus pour la Lison la même tendresse qu’autrefois ; il la rudoie, en femme vieillie et moins forte, il a des sautes d’humeur, il exige davantage, surtout quand Séverine est là, comme le jour de la grande tempête de neige, où le train s’est trouvé bloqué à la Croix-de-Maufras. Depuis le trop grand effort qu’il a exigé d’elle, la Lison est changée, déprimée, touchée quelque part d’un coup mortel ; c’est dans cette neige qu’elle doit avoir pris ça, un coup au cœur, un froid de mort, ainsi que ces femmes jeunes, solidement bâties, qui s’en vont de la poitrine, pour être rentrées un soir de bal, sous une pluie glacée [237]. Elle n’est plus la bien portante, la vaillante d’autrefois; sans doute, dans la réparation des pistons et des tiroirs a-t-elle perdu de son âme, ce mystérieux équilibre de vie, dû au hasard du montage [287]. La Lison meurt dans une catastrophe; devant un fardier arrêté eu pleine voie, son mécanicien a voulu en vain faire machine arrière, elle n’obéissait plus, elle se cabrait sous le frein. Brisée par le choc, elle est là, sur le dos, à rendre tout, le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés Et ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prend l’affreuse tristesse d’un cadavre humain, énorme, et d’où la vie vient d’être arrachée, dans la douleur [336]. (La Bête humaine.)