Comte Muffat de Beuville

— Fils du général. Mari de Sabine de Chouard. Père d’Estelle. La maman Muffat lui a donné une éducation sévère : tous les jours à confesse, pas d’escapades, pas de jeunesse d’aucune sorte [74]. Sa chambre d’enfant était toute froide; plus tard, à seize ans, lorsqu’il embrassait sa mère, chaque soir, il emportait jusque dans son sommeil la glace de ce baiser. Un jour, en passant, il a aperçu par une porte entre-bâillée, une servante qui se débarbouillait, et c’est l’unique souvenir qui l’ait troublé, de la puberté au mariage. Entré vierge dans la chambre nuptiale, il a trouvé chez sa femme une stricte obéissance aux devoirs conjugaux ; lui-même éprouvait une sorte de répugnance dévote. Il a grandi, il a vieilli, ignorant de la chair, plié à de rigides pratiques religieuses, ayant réglé sa vie sur des préceptes et des lois [161], avec des crises de foi d’une violence sanguine, pareilles à des accès de fièvre chaude. Grâce au souvenir de son père, il s’est naturellement trouvé en faveur après le Deux-Décembre. Il est maintenant chambellan de l’impératrice.

Carré et solide, avec sa chevelure fortement plantée [59], son visage encadré de favoris, sans moustaches [74], il sent brusquement sa jeunesse qui s’éveille devant Nana, devant la soudaine révélation de la femme; c’est une puberté goulue d’adolescent, brûlant tout à coup dans sa froideur de catholique et dans sa dignité d’homme mûr [179]. La savante tactique de Nana, qui se refuse obstinément, détermine en lui de terribles ravages, il mord la nuit son traversin et sanglote, exaspéré, évoquant toujours la même image sensuelle. Malgré Venot, malgré tout un passé de vertu rigoriste, il se donne éperdumeut à cette fille, qui va corrompre sa vie ; en trois mois, il se sent gâté jusqu’aux mœlles par des ordures qu’il n’avait pas soupçonnées. Tout pourrit en lui. Il a commencé par souffrir des mensonges de Nana, il s’est senti lâche devant, elle ; pour contenter ses curiosités, il l’a renseignée sur la comtesse, lui a même donné des détails sur sa nuit de noces [211]. Une courte révolte a paru le sauver, lorsque, surprise par lui aux bras du hideux Fontan, cette fille l’a traité de cocu et, furieuse de s’entendre appeler putain, lui a répondu cyniquement : Et ta femme ! Mais l’affront a été vite oublié.

Nana disparue, remplacée un instant par Rose Mignon, reconquiert lentement Maffit par les souvenirs, par les lâchetés de la chair. Il a une passion jalouse de cette femme, un besoin d’elle seule, de ses cheveux, de son corps. Pour être de nouveau accepté, il obtient de Bordenave, contre argent, un rôle de femme honnête qu’elle convoite dans la Petite Duchesse, il s’abaisse même à solliciter l’auteur, ce Fauchery qu’il soupçonne d’être l’amant de la comtesse ; il installe luxueusement Nana dans un hôtel de l’avenue de Villiers ne demandant, en échange de ses ruineuses folies, qu’une promesse de fidélité. Bientôt, d’ailleurs, il se résignera à n’être plus l’amant exclusif. Le chien Bijou est le premier petit homme dont il soit jaloux [355] ; puis, il tolère Satin [360] ; il surprend Nana aux bras de Georges Hugon [1452] ; ensuite, c’est Foucarmont [ 452], d’autres encore ; il en arrive plus tard à accepter les inconnus, tout un troupeau d’hommes galopant au travers de l’alcôve [482].

Il a eu des crises de remords ; cet homme, qui fait sa prière tous les soirs avant de monter dans le lit de Nana, a voulu se réfugier dans la religion, ses crises de foi ont repris une violence de coups de sang, le laissant comme assommé; dans sa détresse, il a répété continuellement : « Mon Dieu… mon Dieu… mon Dieu.» C’était le cri de son impuissance, le cri de son péché, contre lequel il est resté sans force, malgré la certitude de sa damnation [425]. L’influence de la dangereuse fille demeure entière ; il accepte pour gendre Daguenet, un ancien amant de cœur de Nana [382]. Eclairé sur l’adultère de sa femme, il a passé une nuit atroce, rèvant de vengeance, voulant souffleter l’amant, plaider en séparation ; mais dans l’élan de sa colère, quelque chose d’appauvri et de honteux est venu l’amollir ; sa maîtresse l’a convaincu qu’il devait pardonner et se remettre avec sa femme. Et il a consenti à cette bassesse, parce qu’il est à court d’argent et qu’une signature de Sabine lui est nécessaire pour trouver des fonds. Sa virilité, enragée par l’injure, s’en est allée à la chaleur du lit de Nana [435].

Toute la dignité de Muffat s’est écroulée. Rue de Miromesnil, il donne la main à l’amant de la comtesse [448] ; avenue de Villiers, il met son dernier amour-propre à rester monsieur pour les domestiques et les familiers de la maison ; il subit le pouvoir tyrannique de la fille, marche à quatre pattes, fait le cheval ou le chien ; il apporte son costume de chambellan, un costume plein d’apparat, évoquant la majesté de la cour impériale, et Nana, dans une rancune inconsciente de famille, léguée avec le sang, l’oblige à cracher dessus, à le piétiner, à écraser les aigles et les décorations [492]. Puis, c’est une dernière honte. Dans un lit magnifique don t il vient de faire don à cette femme, un lit d’or et d’argent où elle pourra étendre la royauté de ses membres nus, un autel d’une richesse byzantine, digne de la toute-puissance de son sexe, Muffat, le petit Mufe comme elle l’appelle, surprend son beau-père, le vieux marquis de Chouard, épave comique et lamentable, loque humaine tombée au gâtisme et qui met un coin de charnier dans la gloire des chairs éclatantes de la monstrueuse idole [494].

C’est alors un dernier élan vers Dieu. La vie de Muffat est foudroyée ; les pudeurs révoltées des Tuileries l’ont obligé à donner sa démission de chambellan ; Estelle, sa fille, lui intente un procès, pour une somme de soixante mille francs, l’héritage d’une tante qu’elle aurait dû toucher à son mariage ruiné, il vit étroitement avec les débris de sa grande fortune après des aventures, la comtesse est rentrée; il la reprend, dans la résignation du pardon chrétien ; elle l’accompagne partout comme sa honte vivante. Et définitivement reconquis par Venot, il oublie au fond des églises les voluptés de Nana ; les genoux glacés par les dalles, il retrouve ses jouissances d’autrefois, les spasmes de ses muscles et les ébranlements délicieux de son intelligence, dans une même satisfaction des obscurs besoins de son être [497]. (Nana.)