— Fille du marchand d’huile. Née en 1791, elle est à dix-neuf ans une petite femme noire, maigre, la gorge plate, les épaules pointues, le visage en museau de fouine, avec des cheveux superbes. Douée d’une intelligence très remarquable, elle a une physionomie de naine futée où se retrouvent les traits d’un noble du quartier Saint-Marc, M. de Garnavant, qui, selon la chronique, serait son véritable père [66]. Résignée à n’être qu’un laideron, Félicité, douée du génie de l’intrigue, pleine d’une ambition active et envieuse, s’est juré d’éblouir un jour cette ville où elle végète tristement, au fond d’une boutique, dans la plus complète médiocrité. Elle poursuivra ce but jusqu’au bout, se servant de son mari, Pierre Rougon, comme d’un instrument, luttant avec opiniâtreté contre une persistante malchance, gardant la foi la plus âpre en son étoile, prête à tout pour assouvir son besoin de domination.

Elle a cru faire fortune dans le commerce, mais trente années d’un travail acharné, traversées de déboires sans nombre, laissent les deux époux avec une rente de deux mille francs, trop mesquine pour qu’ils s’installent dans le nouveau quartier, dans la ville des gens riches où ils feraient mauvaise figure. Ils louent un logement rue de la Banne, à la porte même de la terre promise, que Félicité, malade d’envie, contemple de ses fenêtres [81]. Elle avait eu, de 1811 à 1815, trois fils, Eugène, Pascal et Aristide, puis deux filles, Sidonie et Marthe [69]. Celles-ci, trop lard venues, ont été sacrifiées, mais Félicité, rêvant toujours de richesse, a flairé dans ses fils des hommes capables de vaincre le sort et les a armés d’une instruction solide, comptant sur eux pour dicter un jour des lois à Plassans. Son second fils, Pascal, devient un savant désintéressé et modeste; il fait faillite aux espérances maternelles [79]; Eugène et Aristide, au contraire, ont hérité des gros appétits de la famille. La révolution de 1848 les trouve, l’un avocat sans lustre, l’autre petit fonctionnaire, errant dans Plassans, aptes à toutes les besognes, aiguisant leurs dents affamées, rendant à leur mère tout son espoir de fortune insolente.

A cette époque, Félicité n’a pas vieilli; c’est toujours la même petite femme noire, à la marche leste, aux épaules sèches; sa figure de fouine semble s’être parcheminée [84]. Dirigeant son mari sans qu’il s’en doute, elle le met en avant, fait de son salon un centre de politique réactionnaire et, dans l’aveulissement général, ces Rougon de piètre allure, de passé compromettant, méprisés des riches bourgeois qui s’assemblent chez eux, deviennent des personnages et se tiennent à l’affût, prêts à profiter des événements. Secrètement renseignés par Eugène, le fils aîné, que sa mère avait d’abord méconnu et qui s’est poussé à Paris, les Rougon jouent dans Plassans, à l’époque du coup d’État, un rôle plein de fourberie où éclate toute l’intelligente audace de Félicité. Les autorités emprisonnées par les insurgés laissent la place libre à Pierre Rougon, qui s’empare de la mairie, rassure les bourgeois claquant des dents derrière leurs portes, et, par un coup de maître, combine avec son frère ennemi Macquart un guet-apens sanguinaire, une fusillade nocturne qui fera définitivement accepter les Rougon comme les sauveurs de Plassans [351].

Alors, tous les bonheurs arrivent à la fois : Aristide, l’enfant préféré de Félicité, se rallie à la bonne cause, l’encombrant Antoine Macquart se sauve au delà de la frontière, un gendarme fait justice du petit Silvère Mouret dont les opinions démagogiques compromettaient la famille, l’aïeule Adélaïde dont on a si longtemps rougi est enfermée dans une maison de folles, enfin les soldats, comme s’ils obéissaient à une suggestion de Félicité, ont tué, dans le hasard d’une décharge, le receveur particulier Peirotte, dont madame Rougon contemplait les fenêtres avec envie depuis des années. La recette particulière de Plassans est donnée à Rougon, et Félicité, devenue riche et puissante, réalise dans le sang le rêve de sa vie en s’installant triomphante dans le grand quartier. (La Fortune des Rougon.)

Dix ans après le coup d’État, madame Rougon règne en souveraine à Plassans; elle a été chargée par son fils Eugène, devenu ministre, de personnifier là-bas les douceurs et les amabilités de l’Empire [14]. Restée à soixante-dix ans d’une maigreur et d’une vivacité de jeune fille [50], elle possède encore tout son goût pour l’intrigue. Plassans, dompté en 1851, vient de revenir à l’opposition royaliste, en élisant député le marquis de Lagrifoul; c’est un grave échec pour les Rougon, qui triomphaient depuis les grandes journées de Décembre. Félicité agit aussitôt, se tenant à l’écart par une manœuvre de haute habileté [314], mais surveillant avec attention les opérations de son collaborateur secret, l’abbé Faujas, lui donnant discrètement de bons conseils qu’il n’a pas toujours la souplesse de suivre, et coopérant grandement à la reprise et à la conquête définitive de Plassans. Comme son grand souci est de supprimer François Mouret, qui mène, dit-on, la canaille des faubourgs [277], elle a dirigé la campagne de persuasion qui doit acculer ce malheureux à l’aliénation mentale [288]. Tout réussit à Félicité, comme en 1851. Après la victoire, quand

Faujas, brutal et autoritaire, va devenir un danger, Mouret le supprime, dans un coup de folie furieuse, et madame Pierre Rougon reste seule maîtresse de la ville reconquise [401]. (La Conquête de Plassans.)

En 1856, elle s’est intéressée aux Charbonnel, anciens marchands d’huile, et les a recommandés à son fils Eugène, président du Conseil d’Etat [54]. (Son Excellence Eugène Rougon.)

A quatre-vingts ans, elle est restée la petite femme maigre de jadis. Très élégante, vêtue de soie noire, de taille encore fine, elle garde son allure d’ambitieuse ardente. Ses veux ont conservé toute leur flamme [10]. Après les désastres de la guerre, Plassans a échappé à sa domination et, sans un regret ni une plaints, devenue très riche, Félicité se désintéresse, consentant à n’être plus que la reine détrônée du régime déchu, n’ayant plus qu’une passion, celle de défendre la légende des Rougon, en écartant tout ce qui, dans la suite des âges, pourrait la salir [12]. Elle voit avec bonheur s’éteindre enfin l’aïeule Adélaïde Fouque, mère de tous les Rougon et de tous les Macquart, témoin desséché d’un passé de honte; elle assiste, sans un geste pour intervenir, à la terrible fin du vieil oncle Antoine Macquart, dont elle guettait la mort depuis longtemps, ayant peur de cet ancien complice; et enfin, c’est le petit Charles Rougon qui s’en va, cet humiliant dégénéré qui blesse son orgueil parce qu’il semble marquer la fin de la race. Mais elle ne sera tranquillisée sur la pure gloire des siens qu’après avoir anéanti l’œuvre du docteur Pascal, te seul fils dont elle rougisse, et qui a scientifiquement établi, dossier par dossier, l’histoire vraie de cette tragique famille aux appétits débordants. Et toute sa longue patience, tout son esprit d’activité et de ruse, elle les retrouve pour ce dernier effort, circonvenant, d’abord, puis éloignant Clotilde, isolant Pascal, gagnant la servante Martine, dont elle fait sa complice. L’acte consommé, l’œuvre patiente et énorme de toute une vie détruite en deux heures par le feu. Félicité connaît les joies du triomphe définitif et, pour consacrer par un monument durable la gloire éternelle delà famille, elle emploie sa fortune à fa construction et à la dotation d’un asile pour les vieillards, qui s’appellera l’asile Rougon [372]. Elle pose à quatre-vingt-deux ans la première pierre de cet édifice et, par lui, elle conquiert Plassans pour la troisième fois [382]. (Le Docteur Pascal.)

(l) Félicité Puech, intelligente, active, bien portante; mariée en 1810 à Pierre Rougon. (Arbre généalogique des Rougon-Macquart.)