Rochas

Lieutenant au 106, de ligne (colonel de Vineuil). Fils d’un ouvrier maçon venu du Limousin. Né à Paris et répugnant à l’état de son père, il s’est engagé à dix-huit ans; soldat de fortune, il a porté le sac, caporal en Afrique, sergent à Sébastopol, lieutenant après Solferino ; il a mis quinze ans de dure existence et d’héroïque bravoure pour conquérir ce grade, d’un manque tel d’instruction qu’il ne doit jamais passer capitaine [17]. En 1870, il a près de cinquante ans. C’est un grand diable maigre, avec une figure longue et creusée, tannée, enfumée; son nez énorme, busqué, tombe dans une large bouche violente et bonne, où se hérissent de rudes moustaches grisonnantes [15]. Pas commode, d’une grossièreté parfois à lui ficher des gifles, il est aimé de ses hommes, qui l’invitent à leurs repas de maraude quand la cantine des officiers est vide. il partage le mépris des soldais pour le capitaine Beaudoin, un freluquet sorti de Saint-Cyr [92].

Les appréhensions des gens sensés sur le sort de la campagne le font éclater d’un rire énorme; il en est à la légende, le troupier français parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de bon vin, la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette. Tout son grand corps de chevalier errant exprime l’absolu mépris de l’ennemi, quel qu’il soit, dans son insouciance complète des temps et des lieux [18]. On reconduira les Prussiens jusqu’à Berlin à coups de pied dans le cul [20]. Lorsqu’il apprend la première défaite, une immense stupeur se peint dans ses yeux vides d’enfant [23], mais, malgré Frœschwiller et la déroute sur Châlons, il est retombé d’aplomb dans sa foi au courage invincible, les Prussiens seront aplatis comme des mouches [67]. L’effroyable désordre de la marche vers la Meuse, n’entame point son entêtée confiance -puisque les Prussiens sont là, on va les battre [128]. Quand on monte vers Villers, tournant le dos au canon de Beaumont, il mâche sourdement des gros mots, des injures contre tous et contre lui-même [146] ; près de Remilly, on est harcelé par l’artillerie prussienne, un éclat d’obus lui effleure la tête [151]; dans Sedan, il tombe foudroyé de sommeil devant la statue de Turenne [180] ; sur le plateau de Floing où, dédaigneux de tout abri, simplement enveloppé d’une couverture, il ronfle en héros sur la terre humide [202], son képi est jauni par les pluies, des boutons manquent à sa capote, toute sa maigre et dégingandée personne est dans un pitoyable état d’abandon et de misère; mais le matin de la bataille, il n’en est pas moins d’une crânerie victorieuse, les yeux étincelants, les moustaches hérissées [231].

Si, en sa cervelle étroite, l’idée de trahison, répandue dans l’armée, n’est pas loin de paraître naturelle, car elle explique les défaites survenues, il garde quand même son mépris fanfaron de l’ennemi, son ignorance absolue des conditions nouvelles de la guerre, son obstinée certitude qu’un vieux soldat d’Afrique, de Crimée et d’Italie ne peut pas être battu [232]. Après le plateau de l’Algérie et le calvaire d’Illy, dans la retraite en désordre qui refoule sa compagnie vers le bois de la Garenne, il garde sa belle confiance inébranlable [358]. Cerné vers quatre heures dans l’Ermitage, avec une poignée d’hommes, il reste gai, il va culbuter les armées allemandes d’un coup, très à l’aise.

Jusqu’au bout, il n’aura rien compris à cette fichue guerre, où l’on se rassemble dix pour en écraser un, où l’ennemi ne se montre que le soir après vous avoir mis en déroute par toute une journée de prudente canonnade. Et dans son obstination, enveloppé de toutes parts, il répète machinalement: « Courage, mes enfants, la victoire est là-bas », tandis qu’il se sent dominé, emporté par quelque chose de supérieur, auquel il ne résiste plus [375]. Sans songer une minute à fuir, il essaye d’anéantir le drapeau. Frappé au cou, à la poitrine, aux jambes, il s’affaisse parmi ces lambeaux tricolores, comme vêtu d’eux [376]. Et il meurt dans son ahurissement d’enfant, tel qu’un pauvre être borné, un insecte joyeux, écrasé sous la nécessité de l’énorme et impassible nature [376]. (La Débâcle.)