Roubaud

Sous-chef de gare au Havre. Mari de Sèverine Aubry. Il est né dans le Midi, à Plassans, d’un père charretier. Sorti du service avec les galons de sergent-major, longtemps facteur mixte à la gare de Mantes, passé facteur-chef à celle de Barentin, il a connu là Séverine, filleule du président Grandmorin, et l’a longtemps désirée de loin, avec la passion d’un ouvrier dégrossi, pour un objet délicat qu’il juge précieux. Le roman de son existence a été d’obtenir cette jeune fille, de quinze ans moins âgée que lui, et qui lui semblait d’une essence supérieure; pour comble de fortune, le président a doté l’épouse et accordé sa protection au mari : c’est le lendemain de la cérémonie que Roubaud est passé Sous-chef.

Il est de taille moyenne, mais d’une extraordinaire vigueur la quarantaine approche, sans que le roux ardent de ses cheveux frisés ait pâli; sa barbe, qu’il porte entière, reste drue, elle aussi, d’un blond de soleil. Il a la tête un peu plate, un front bas marqué de la bosse des jaloux, une nuque épaisse; sa face ronde et sanguine est éclairée de deux gros yeux vifs [5]. Ses notes d’employé sont très bonnes, il est solide à son poste, ponctuel, honnête, d’un esprit borné, mais très droit, toutes sortes de qualités excellentes [6]. Ou le soupçonne seulement d’être républicain; à un petit crevé de sous-préfet qui s’entêtait à monter en première classe avec un chien, il s’est oublié à dire : « Vous ne serez pas toujours les maîtres! » Cc serait une disgrâce inévitable, sans le tout-puissant appui du précieux Grandmorin. Mais au moment même où Roubaud s’émerveille des bienfaits que lui vaut l’amitié d’un si haut personnage, il apprend brusquement la vérité : Séverine qu’il aime, qui est sa femme depuis trois ans, a été toute jeune débauchée par cet homme, elle a subi ses impuissantes caresses de vieux.

Mordu alors d’une jalousie atroce, il éprouve une faim de vengeance qui lui tord le corps et ne lui laissera plus aucun repos, tant qu’il ne l’aura pas satisfaite [26]. De ses poings d’ancien homme d’équipe, redevenant parfois la brute inconsciente de sa force, il a contraint sa femme à lui dire toute la vérité; comme malgré tout il l’aime encore, il va mettre quelque chose de solide entre eux en la rendant complice de l’assassinat qu’il médite. C’est dans l’express du Havre que le président Grandmorin est égorgé par le mari, pendant que la femme pèse sur ses jambes pour empêcher toute résistance [255].

L’alibi des Roubaud a été assez habilement établi ; ils ont su faire croire à un vol, en emportant l’argent et la montre du mort; le juge Denizet, après les avoir soupçonnés un instant, s’est égaré sur la piste du malheureux Cabuche et il a même plaidé leur innocence devant les Lachesnaye, fille et gendre du président, enragés de voir Séverine hériter de la maison de la Croix-de-Maufras ; pourtant, une complication a failli tout perdre : dans les papiers du défunt, M. Camy-Lamotte a trouvé la lettre par laquelle les Roubaud avaient attiré Grandmorin dans l’express; c’était leur perte, si la politique n’était intervenue et si l’on ne s’était, en haut lieu, décidé à étouffer l’affaire, pour ne pas mettre au jour des débauches trop compromettantes. Ils semblent donc sauvés.

Jamais Roubaud ne s’est montré un employé si exact, si consciencieux. Il vit sans remords. Mais le crime a introduit en lui une désorganisation progressive, il s’est assombri de plus en plus, n’étant vraiment gai qu’avec son nouvel ami, le mécanicien Jacques Lantier, originaire de Plassans comme lui, et qu’un hasard a placé devant le train, juste au moment où Grandmorin tombait assassiné. Jacques est le seul témoin que Roubaud redoute, il a voulu le conquérir, se l’attacher par des liens de fraternité étroite, l’empêcher ainsi de parler, et il a même chargé sa femme de circonvenir le camarade. Peu à peu, tout lien s’est rompu entre les époux, la présence de Jacques n’a plus suffi à retenir Roubaud à son foyer. Épaissi, vieilli, devenu plus sombre, il s’est mis à fréquenter un petit café du cours Napoléon, où il retrouvait Cauche, le commissaire de surveillance administrative.

Des pertes de jeu l’amènent à puiser dans la cachette où est enfoui le portefeuille de Grandmorin; la pensée de cet argent le brûlait, dans les premiers temps, il avait juré de n’y porter jamais la main. Mais ses scrupules partent un peu chaque jour. C’est une gangrène morale, à marche envahissante, qui désorganise la conscience entière Il a tué, maintenant il vole et il va être un mari complaisant; c’est avec indifférence qu’il surprend le flagrant délit de sa femme et de Jacques Lantier [282]. __Il se porte fort bien, d’ailleurs, en dehors de la fatigue des nuits blanches; il engraisse même, d’une graisse lourde, les paupières pesantes sur ses yeux troubles. Et dans cette bouffissure, tout s’en va, même ses anciennes opinions politiques [306].

L’assassinat inexpliqué de Séverine, la trouvaille de la montre du président chez Cabuche, provoquent une nouvelle instruction du juge Denizet; celui-ci imagine un système fort logiquement déduit, d’où il résulte que Cabuche a été, dans les deux crimes, l’instrument de Roubaud et c’est en vain que celui-ci se décide à avouer la vérité pure et simple, l’unique meurtre, le meurtre passionnel qu’il a accompli en un jour de fureur. Cette version authentique n’est pas assez ingénieuse pour renverser l’échafaudage du juge d’instruction et les prétendus complices sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité [405]. (La Bête humaine.)