— Machineur à la fosse du Voreux, logé chez Rasseneur. Il est Russe. C’est le dernier-né d’une famille noble du gouvernement de Toula. A Saint-Pétersbourg, où il faisait sa médecine, la passion socialiste l’a décidé à apprendre un métier manuel, celui de mécanicien, pour se mêler au peuple, le connaître et l’aider en frère. C’est de ce métier qu’il vit maintenant, après s’être enfui à la suite d’un attentat contre la vie de l’empereur ; pendant un mois, il a vécu dans la cave d’un fruitier, creusant une mine au travers de la rue, chargeant des bombes sons la continuelle menace de sauter avec la maison [156]. Une fois déjà, il avait failli être pris dans une autre affaire, une explosion sous la voie ferrée; plusieurs conjurés et sa maîtresse Annouchka avaient été pendus sous ses yeux [509]. Renié par sa famille, sans argent, mis comme étranger à l’index des ateliers Français qui voient en lui un espion, il allait mourir de faim lorsque la Compagnie de Montsou l’a embauché, dans une heure de presse. Depuis un an, il travaille là en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une semaine le service de jour et une semaine le service de nuit, si exact que les chefs le citent en exemple [156].
Agé d’une trentaine d’années, il est élancé, blond, avec une figure fine encadrée de grands cheveux et d’une barbe légère; ses dents blanches et pointues, sa bouche et son nez minces, le rose de son teint, lui donnent un air de fille, un air de douceur entêtée, que le reflet gris de ses yeux d’acier ensauvage par éclairs. Dans sa chambre d’ouvrier pauvre, il n’y a qu’une caisse de papiers et de livres. Pour lui, la femme est un garçon, un camarade, quand elle a la fraternité et le courage d’un homme; autrement, à quoi bon se mettre au cœur une lâcheté possible? Ni femme, ni ami, il ne veut aucun lien, il est libre de son sang et du sang des autres. Il ne boit jamais, il fume d’éternelles cigarettes, il vit dans l’estaminet de Rasseneur, aimant avoir sur ses genoux un lapin familier, grosse mère toujours pleine, qu’il appelle Pologne; et chaque jour, sans se lasser, d’un geste inconscient, il caresse celte bête, il passe la main sur la soie grise de son poil, l’air calmé par la douceur tiède et vivante qui s’en dégage.
La théorie politique et sociale de Souvarine est celle de la destruction, le feu aux quatre coins des villes, les nations fauchées, ce monde anéanti pour qu’il en repousse un meilleur; il faut qu’une série d’effroyables attentats épouvante les puissants et réveille le peuple [272] ; tous les raisonnements sur l’avenir sont criminels, parce qu’ils empêchent la destruction pure et entravent la marche de la révolution [273]. C’est avec un air de ferveur religieuse qu’il parle de Bakounine l’exterminateur, qui va prendre en main l’Internationale et, avant trois ans, écrasera le vieux monde. En attendant, il hausse les épaules devant les palliatifs du socialisme : bêtise la croyance en l’amélioration possible des salaires, bêtises les sociétés coopératives, bêtises les grèves [198], bêtise aussi l’action des masses se jetant vers les puits pour arrêter le travail; deux gaillards résolus font plus de besogne qu’une foule [357]. Il a le mépris des beaux parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique comme on entre au barreau, pour y gagner des rentes, à coups de phrases; il s’irrite contre ces ouvriers dont la haine des bourgeois vient uniquement du besoin enragé d’être des bourgeois à leur place; il voudrait anéantir celle race de poltrons et de jouisseurs [453].
Et quand le troupeau vaincu reprend le chemin de la fosse, ce Souvarine qui avait eu de grosses larmes devant sa lapine Pologne mise en ragoût, décide froidement de supprimer le Voreux et tout ce qu’il contient, choses, bêtes et hommes, en y précipitant les eaux d’une mer souterraine. Il accomplit cette œuvre de témérité folle, dans une fureur de destruction où il risque vingt fois sa vie. Et lorsque le torrent envahit la mine, lorsque tout s’effondre sur la poignée de misérables agonisant au fond, Souvarine jette sa dernière cigarette et s’éloigne sans un regard en arrière, allant, de son air tranquille, à l’extermination, vers l’inconnu [536].(Germinal.)