— Mari d’Henriette Levasseur. Cousin germain d’Otto Gunther, par les femmes. Entré à la Raffinerie générale du Chêne-Populeux, presque à titre d’homme de peine, il s’est fait une instruction et, à force de travail, est parvenu à l’emploi de comptable. Weiss est heureux depuis qu’il a épousé Henriette, si longtemps désirée, connue au Chêne, chez son père. Il est aujourd’hui, à Sedan, contremaître chez Delaherche, qui parle de l’associer a sa maison; ce sera le bonheur, lorsque des enfants seront venus [189]. En 1870, il a trente-six ans. Roux, avec une face de bon chien, éclairée de deux gros yeux bleus à fleur de tête, des yeux de myope qui l’ont fait réformer, Weiss est un Alsacien de Mulhouse; son grand-père et sa grand’mère ont été assassinés par les Cosaques, en 1814. Soulevé de colère devant l’écrasement certain de la France, il devine les causes lentes et cachées de notre affaiblissement; il a compris que la victoire ne va pas à qui s’arrête dans l’effort continu des nations, qu’elle est à ceux qui marchent à l’avant-garde, aux plus savants, aux plus sains, aux pins forts [67]; il a vu l’Allemagne prête, mieux commandée, mieux armée, soulevée par un grand élan de patriotisme, et la France effarée, livrée au désordre, attardée et pervertie, n’ayant ni les chefs, ni les hommes, ni les armes nécessaires [195].
Weiss réside à Sedan, rue des Voyards, et possède à Bazeilles une petite habitation de plaisance; il va y coucher la veille de la bataille. Une fureur monte en lui à l’idée que les Prussiens pourraient, venir saccager celle maison si désirée, si difficilement acquise. Le lerseptembre, dans l’exquise matinée d’un admirable jour d’été [208], il voit les préparatifs de défense du 12e corps, les Bavarois passant Je pont du chemin de fer, qu’on a oublié de faire sauter, leurs colonnes se glissant vers Montivilliers [209]; il regarde avec une angoisse terrifiée ces coteaux de Wadelincourt, de Frénois, de Noyers, de la Marfée, cette suite de vallons qu’il a toujours crus la pour le plaisir de la vue, et qui sont devenus tout à coup l’effrayante et gigantesque forteresse, en train d’écraser les inutiles fortifications de Sedan [213]. il va retourner à la ville, où Henriette l’attend, quand la secousse nerveuse produite en lui par la mort de Françoise Quittard, atteinte sous ses yeux d’un éclat d’obus, le jette dans une exaspération folle, agrandie encore par la vue du toit de sa maison, à moitié crevé [216]. Il reste à Bazeilles et, s’emparant du chassepot et des cartouches d’un soldat tué près de lui, il se met à faire le coup de feu.
Ce gros bourgeois en paletot, à la bonne face ronde que la colère transfigure, presque comique et superbe d’héroïsme, aux yeux munis de lunettes, tire dans le tas des Bavarois; les récits de 1814 portent leurs fruits ; il ne recule pas devant la menace de ces millions d’hommes, se ruant sur quelques centaines de braves. La veille, il avait conseillé à Ducrot la marche sur Mézières par le défilé de Saint-Albert; aujourd’hui, il se désespère de voir cette idée adoptée vingt-quatre heures trop tard et Bazeilles évacué, lorsque des renforts permettraient de culbuter l’ennemi. Dés lors, rien n’existe plus que sa rage, une fureur inextinguible, à l’idée que l’étranger entrera chez lui, s’assoira sur sa chaise, boira dans son verre. Cela soulève tout son être, emporte son existence accoutumée, sa femme, ses affaires, sa prudence de petit bourgeois raisonnable. Il s’enferme dans sa maison avec le garçon jardinier Laurent et une poignée de soldats, décidés à vendre chèrement leur peau; c’est une petite garnison enragée, résolue à ne pas se rendre et qui tiendra jusqu’au bout [285]. Enfiévré, les mains tremblantes, désespéré de sa mauvaise vue, mais indifférent au danger, il tire un peu au hasard; la violence des balles a arraché une persienne, il se précipite et rétablit la meurtrière à l’aide d’une armoire poussée contre la fenêtre; sous le feu, il cherche des munitions parmi les morts et, lorsque la lutte prend fin, faute de cartouches, il meurt en brave, fusillé sous les yeux de sa chère Henriette [296]. (La Débâcle.)