Denise Baudu

— Nièce du drapier. Sœur de Jean et de Pépé. Tous trois vivaient à Valognes, avec leurs parents, lorsque ceux-ci sont morts, emportés par la même fièvre. Le père avait mangé jusqu’au dernier sou dans sa teinturerie. A dix-neuf ans, Denise est restée ainsi le seul soutien, la mère des deux enfants, mais son gain chez Cornaille ne suffit point à les nourrir tous trois. Au bout d’un an, Jean trouve du travail à Paris et comme Denise, dans sa terreur maternelle, ne veut pas laisser ce grand garçon venir seul à Paris, elle quitte Valognes en un coup de tête et la petite famille débarque un matin chez l’oncle Baudu. La jeune fille est chétive pour ses vingt ans; elle a un visage long à la bouche trop grande, le teint fatigué déjà; sa seule beauté est dans ses cheveux blond cendré, ils lui tombent jusqu’aux chevilles et, quand elle se coiffe, ils la gênent au point qu’elle se contente de les rouler et de les retenir en un tas, sous les fortes dents d’un peigne de corne. Un sourire la transfigure ; il est comme un épanouissement du visage entier, ses yeux gris prennent une flamme tendre, ses joues se creusent d’adorables fossettes, ses pâles cheveux eux-mêmes semblent voler, dans la gaieté bonne et courageuse de tout son être. Alors, elle devient jolie. Sous son aspect tranquille et doux, il y a une volonté têtue de Normande.

Rue de la Michodière, elle voit le Vieil Elbeuf enfumé et noirâtre, un trou glacial où sa cousine Geneviève s’étiole sous l’épaisse indifférence de Colomban, un commerce vieillot et rétréci où il n’y a pas de place pour .elle; en face,, resplendit le Bonheur des Dames, dont elle subit aussitôt la tentation. Dans son désir d’y pénétrer, il y a une peur vague, qui achève de la séduire; c’est une passion de la vie et de la lumière. Elle y rêve son avenir, beaucoup de travail pour élever les enfants, avec d’autres choses encore, elle ne sait quoi, de? choses lointaines dont le désir et la crainte lui font peur. On l’accepte au rayon des confections. Les autres vendeuses l’accueillent avec la sourde hostilité des gens à table qui n’aiment pas se serrer pour faire place aux faims du dehors ; elle se plie à la besogne inférieure des débutantes, ravalée par madame Aurélie au rang de mannequin, traitée en paria, condamnée à de terribles fatigues qui la brisent et la jettent le soir, dans sa petite chambre malsaine, sans la force de se déchausser, ivre de fatiguent de tristesse. Mais elle garde son grand courage; sous les crises de sa sensibilité, il y a une raison sans cesse agissante, toute une bravoure d’être faible, s’obstinant gaiement au devoir qu’elle s’impose. Elle fait peu de bruit, va devant elle, droit à son but, par-dessus les obstacles; et cela, simplement, naturellement, car sa nature même est dans cette douceur invincible.

Ses faibles gains suffisent à peine à la pension de Pépé et à l’entretien de Jean; celui-ci exploite son bon cœur; c’est la misère noire. Denise en est réduite à raccommoder elle-même ses souliers et à faire des lessives dans sa cuvette; elle n’en résiste pas moins aux suggestions de Pauline Cugnot, qui l’engage à prendre quelqu’un pour être aidée; ce conseil la gêne comme une pensée qui ne lui est jamais venue et dont elle ne voit pas l’avantage. D’ailleurs, elle n’obéit pas à des idées, sa raison droite et sa nature saine la maintiennent simplement dans l’honnêteté où elle vit. Elle gravit toujours son calvaire, ayant de gros soucis matériels causés par Jean, s’éreintant le jour, travaillant la nuit à des nœuds de cravate, souffrant de calomnies outrageantes, subissant les immondes tentatives du père Jouve. Neuf mois de courage souriant n’ont désarmé aucune hostilité; son renvoi est salué par une joie générale dans le rayon, Mise sur le pavé avec vingt-cinq francs dans sa poche, elle s’est réfugiée avec Pépé dans une des chambres du père Bourras, son dénuement est complet, le pain manque, mais, là encore, sous la menace de la famine, elle résiste aux tentations, un soulèvement de son être proteste, sans indignation contre les autres, répugnant uniquement aux choses salissantes et déraisonnables, se faisant de la vie une idée de logique, de sagesse et de courage.

Si elle est si brave, c’est qu’elle a une tendresse au cœur. Celui qu’elle aime, c’est Octave Mouret; le regard de celui-ci dès la première rencontre au carrefour Gaillon levait emplie d’une émotion singulière, c’était un coup profond jusqu’à la peur, mais dans ce malaise, il n’y avait que l’ignorance effarée de l’amour, le trouble de ses tendresses naissantes. Bientôt, elle sentira qu’elle n’a jamais aimé que Mouret, elle l’aimait lorsqu’elle le redoutait comme un maître sans pitié, elle l’aimait lorsque son cœur éperdu, inconscient, cédant à un besoin d’affection, rêvait du commis Hutin. Et elle vit maintenant chez le belliqueux Bourras, dans l’obsession du Bonheur des Dames, séparée de son ancien rayon par un simple mur, elle subit le branle de la formidable machine; puis, après un court passage chez Robineau, restée de tête avec les grands magasins où elle voit une évolution naturelle du commerce, sentant mûrir ses idées, elle rentre enfin au Bonheur des Dames ramenée cette fois par Mouret, étonnée de retrouver touile monde poli, presque respectueux.

Elle s’est affinée, la peau blanche, l’air délicat et grave, sans autre luxe que sa royale chevelure blonde; son insignifiance d’autrefois est devenue un charme d’une discrétion pénétrante [323]. Sa nature saine et sa raison droite résisteront à l’amour comme ne elles ont vaincu la misère. C’est en vain que Mouret lui prodigue les avances; elle lui oppose une force de volonté douce et inexorable, s’écrasant le cœur, non pour obéir à l’idée de vertu, mais par un instinct de bonheur, pour satisfaire son besoin d’une vie tranquille. Sa dignité semble jusqu’au bout être le calcul savant d’une femme rompue à la tactique de la passion, et comme on l’accuse en sourdine de vouloir se faire épouser, elle se révolte contre ce jugement elle veut partir. C’est alors que Mouret éperdu lui offre le mariage, Denise a voulu faire de lui un bravé homme; dans sa tête raisonneuse et avisée de Normande ont poussé toutes sortes de projets, son rêve est d’améliorer ce Bonheur des Dames où elle a longtemps lutté et souffert obscurément; elle y voit l’immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, où chacun aura sa part exacte des bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude du lendemain, assurée à l’aide d’un contrat [428]. Si Mouret a écrasé tant de gens, s’il a semé des ruines nécessaires, il a du moins préparé l’avenir, et elle l’aime pour la grandeur de son œuvre. 

Madame Denise Mouret a deux enfants, une fille d’abord, puis un garçon. Celui-ci tient d’elle et pousse magnifique. (Le Docteur Pascal.)

(1) Denise Baudu, saine et équilibrée, mariée à Octave Mouret, veuf de madame Hédouin. (Arbre généalogique des Rougon-Macquart).