— Frère du commandant. En 1870, il commande le 106e de ligne, de la brigade Bourgain-Des-feuilles (7e corps). Le colonel a un grand air noble, une longue face jaune coupée de longues moustaches tombantes ; ses yeux sont restés très noirs, dans la blancheur des épais cheveux de neige. Le jour de Frœschwiller, le 106e campe à deux kilomètres de Mulhouse, vers le Rhin. Le lendemain, 7 août, avec toute la division, déjà démoralisée, il se replie vers le sud, couche à Dannemarie et rentre le soir du 8 à Belfort, d’où il était parti quatre jours auparavant. Après une période d’inaction et de malaise, dans l’attente d’ordres supérieurs, on part le 18 pour rejoindre l’armée de Châlons, en passant par Langres et Paris. Le 21 août, le 106e est à Reims, il va prendre part à la marche sur Verdun et Metz, qui, bientôt déviée dans là direction dés Ardennes, aboutira au cul-de-sac de Sedan. Cet acheminement de quatre corps d’armée vers l’abîme sera rendu plus poignant par la présence du souverain qui, n’ayant plus de place dans son empire, va être emporté comme un paquet inutile et encombrant, parmi les bagages de ses troupes, condamné à traîner derrière lui l’ironie de sa maison impériale [73]. On se met en route dans une extrême confusion.
Ce que le colonel de Vineuil a vu et entendu pendant le premier mois de la campagne l’anéantit; il ne lui reste plus que son courage, dans son autorité de chef un peu faible qui le fait aimer plutôt que craindre de son régiment. Le 106e couche le 23 août à Dutrien [80], le 24 à Contreuve [85] et, comme le convoi s’est égaré, les soldats vivent de maraude, les officiers jeûnent. Le 25, on atteint Vouziers [98]; là, mal renseigné sur les mouvements de l’ennemi, on garde jusqu’au 27 une position de combat; les troupes, immobilisées sans raison, dévorées par l’attente, éprouvent le malaise d’être mal conduites, attardées à tort, poussées au hasard dans la plus désastreuse des aventures [110]; le colonel a bien inutilement harangué ses hommes : « Tenez-vous prêts et souvenez-vous que le 106e n’a jamais reculé » [106]. La marche reprend le 28, hésitante, sous un effroyable déluge et un vent furieux [122]. Dans la soirée, le régiment est à Boult-aux-Bois ; harassé, il n’y reçoit qu’une maigre distribution de pommes de terre [127]. Le 29, la pluie n’a pas cessé; refoulée par les Prussiens, noyée dans la houe, l’armée a dû abandonner la direction de Stenay, qui la rapprochait de l’immobile Bazaine, et elle va plus au nord, vers la Besace, dans un piétinement de troupeau pressé, harcelé par les chiens. On atteint péniblement Oches [135], et à partir de ce moment il n’y a plus de distributions de vivres.
La discipline a disparu, les soldats ont cessé de croire à leurs chefs. Dans l’acharnement de la malchance, dans l’excès des fautes commises, il n’y a plus, au fond de ces cerveaux bornés, que l’idée de trahison qui puisse expliquer une telle série de désastres [151]. Le 30, on se dirige sur Mouzon, puis sur Villers, puis sur Remilly, par le défilé d’Haraucourt, on est affolé par le canon de Beaumont et la surprise de Varniforêt; le soleil a reparu, il fait très chaud; à partir de Raucourt, la queue des colonnes est atteinte par les obus ennemis, les soldats exténués, tombant d’inanition, se raniment sous l’éperon cuisant du péril. Et c’est maintenant, dans une démoralisation et une anxiété croissantes, l’agonie dernière de la retraite forcée sur Sedan. A Remilly, après des heures angoissantes devant le pont encombré par la cavalerie, la brigade renonce à passer la Meuse; elle suit la rive gauche. Le 31, au petit jour, elle entre dans Sedan par la porte de Torcy [176], ne fait que traverser la ville et va camper pins au nord, près de Floing, sur le plateau de l’Algérie. On est enfin parvenu au lieu du massacre. Engourdies sous les brumes de la rivière, les troupes sont ivres de fatigue, de faim et de froid.
Le colonel est là, à l’angle de deux routes, très grand, très pâle, tel qu’un marbre de la désespérance; son cheval frissonne au froid du matin, les naseaux ouverts, tournés là-bas, vers le canon. A dix pas en arrière, flotte le drapeau qui, dans la blancheur molle et mouvante des vapeurs matinales, semble en plein ciel de rêve, une apparition de gloire, prêle à s’évanouir [234]. Dans la terrible journée du lerseptembre, le 106e, allongé sur le plateau, à plat ventre dans les choux, reçoit les feux croisés des batteries prussiennes établies sur le Hattoy et à Frénois; vers midi, par un suprême effort, il se porte vers le calvaire d’Illy; le colonel de Vineuil soutient ses soldais sous le feu, trouvant des paroles pour chacun, parlant de la France d’une voix tremblante de larmes; mais on ne peut tenir longtemps sous un déluge de feu et, bientôt, c’est la fin, c’est l’inévitable déroute de malheureux qui, pendant douze heures, ont attendu, immobiles, sous la foudroyante artillerie d’un ennemi invisible, contre lequel ils ne pouvaient rien [366].
Battu, écrasé avec toute l’armée, le régiment en retraite par le bois de la Garenne n’aura vu d’autres Prussiens, depuis l’entrée en campagne, que trois uhlans trop hardis, le 29 août, près d’Authe [131] et, le jour de Sedan, une dizaine de casques à pointe, vile dissimulés dans un petit bois [250]. Internés dans le Camp de la Misère, sur la rive droite de la presqu’île d’Iges, les survivants du 106e sont emmenés en captivité, après quelques jours d’affreuse détresse [443].
Le colonel de Vineuil, blessé sur le champ de bataille, était resté à cheval jusqu’au bout, puis on l’avait transporté à Sedan, chez Delaherche, le mari de sa nièce Gilberte. En décembre, sa blessure est guérie, mais il reste dans un grand accablement moral, il maigrit, devient une ombre, sans que le médecin qui le soigne puisse découvrir la cause de cette mort lente; ainsi qu’une flamme, il s’éteint [543]. Pendant de longues semaines, il a vécu cloîtré, sourd aux bruits du dehors, atterré par les catastrophes qu’il devinait, acceptant l’unique compagnie de sa vieille amie, madame Delaherche mère. A la fin de décembre, il meurt foudroyé par fa lecture d’un vieux journal, où se trouve le récit de la reddition de Metz [566]. (La Débâcle.)