Florent

— Né en Provence, avait commencé son droit à Paris lorsqu’il a perdu sa mère, en 1841. Veuve, celle-ci s’était remariée à un sieur Quenu, originaire d’Yvetot, et elle a laissé un fils du second lit. Sans ressources, Florent abandonne ses études et s’installe rue Royer-Collard, avec le petit Quenu, qu’il élève paternellement, trouvant des douceurs infinies à se sacrifier pour son cadet. Entré comme professeur dans une pension de la rue de l’Estrapade, il se lie avec un rôtisseur voisin, Gavard, qui apprendra la cuisine à Quenu. Les jeunes gens ont un oncle à Paris, un frère de leur mère, le charcutier Gradelle. Nature tendre, ne goûtant que les joies amères du dévouement, Florent craint de s’aigrir dans les souffrances de la médiocrité; il se jette en pleine bonté idéale, se crée un refuge de justice et de vérité absolues, devient républicain [52] et est bientôt un de ces orateurs illuminés qui prêchèrent la révolution de 1848 comme une religion nouvelle, toute de douceur et de rédemption.

Au coup d’Etat, dans la fusillade des boulevards, bousculé par la foule, il est tombé, ayant sur lui une jeune femme en chapeau rose, morte, la gorge trouée de deux balles. Ébranlé par cette horrible scène, il s’est laissé arrêter Je soir même au pied d’une barricade, on le jette dans une casemate du fort de Bicêtre, il est condamné à la déportation et transporté à Cayenne par la frégate le Canada. C’est alors sept années d’affreuses souffrances, de faim continue, qui le laissent sec, l’estomac rétréci, la peau collée aux os, sept années qu’il continue à vivre dans son rêve de fraternité universelle. Evadé de l’île du Diable, ayant rôdé pendant deux ans à travers la Guyane hollandaise, atteint de la fièvre jaune et guéri par miracle, il a dû faire toutes sortes de métiers; puis, cédant à l’envie folle de revenir, il a Uni par économiser l’argent du voyage; il débarque au Havre avec quinze francs dans son mouchoir, achète à Vernon ses deux derniers sous de pain et, ramassé mourant, aux portes de Paris, un matin de septembre, il arrive à la Pointe Saint-Eustache, étendu dans la voiture maraîchère de madame François, gris de misère, de lassitude et de faim.

Maigre comme une blanche sèche, il a de grands yeux bruns, d’une singulière douceur, dans un visage dur et tourmenté. Avec son ventre vide, les Halles, débordantes de nourriture, lui apparaissent comme une tentation surhumaine. Il a retrouvé d’abord son vieil ami Gavard, puis Quenu marié, gras et prospère, devenu charcutier rue Rambuteau, après avoir hérité de l’oncle Gradelle. Il s’installe chez lui, dissimulé à la police grâce aux papiers de Laquerrière, pauvre diable mort entre ses bras à Surinam et qui, par une heureuse coïncidence, portait le prénom de Florent. Il passera pour le cousin de sa belle sœur, la plantureuse Lisa Macquart. Remis à neuf, sentant d’abord une grande affection autour de lui, il a refusé sa part d’héritage dans la succession de l’oncle et il promène son corps ravagé de maigreur dans ce milieu gras où peu à peu il va être importun. Amené par Lisa à suppléer Verlaque, inspecteur à la marée, il abandonne à son prédécesseur malheureux la totalité de ses appointements et if vit, en proie à l’hostilité des grasses marchandes, subissant le contre-coup des rivalités de madame Quenu et de la Belle Normande, qui se réconcilieront plus tard sur son dos.

Dans cette existence pleine de souffrances physiques et morales, Florent caresse le rêve de venger l’Humanité traitée à coups de fouet et la Justice foulée aux pieds. Il revient à la politique [l 59]. La haine l’a pris contre ce Paris entripaillé, qui cuve sa graisse et qui appuie sourdement l’Empire. Et il entre alors dans le groupe Gavard, une réunion d’amis qui se retrouvent chaque soir chez le marchand de vin Lebigre et où l’on parle carrément du grand coup de balai. L’agent provocateur Logre a vite fait d’organiser un complot dont le naïf Florent se voit le chef; et l’évadé de Cayenne est alors parfaitement heureux, soulevé par cette idée intense de se faire le justicier des maux qu’il a vu souffrir. Le jour où le ministère a besoin d’enlever par la peur un vole au Corps législatif, Florent, qui croyait n’avoir plus qu’un signe à transmettre aux sections, est arrêté dans une souricière, organisée avec la complicité de tout le quartier, la belle Lisa en tête. il passe en jugement à côté de ses prétendus affiliés et ce doux rêveur, qui s’évanouissait en regardant égorger des pigeons, est traité comme un buveur de sang. On le condamne à la déportation, c’est-à-dire à la mort, pendant que les députés votent d’enthousiasme un projet d’impôt impopulaire dont les faubourgs eux-mêmes n’oseront plus se plaindre, dans ]a panique qui souffle sur la ville [356]. (Le Ventre de Paris.)